forcément...
Une fois encore, je n'ai pu résister à l'appel du Yark...
Il semblerait que la saison soit à l'emballement, alors emballons-nous ! J'ai devant moi un album tout frais qui va vous plaire, j'en suis sûre. Après le Yark, je l'avoue, j'étais un peu embarrassée... Qu'est-ce qui, après ce scud littéraire et visuel pouvait trouver grâce à nos yeux tourneboulés ? Car notre nouvel ami a beau être charmant, il n'en est pas moins encombrant (ôte ta patte de là !). Et depuis qu'il rôde chez nous, la vie est un peu compliquée (non, ne bave pas dans la soupe ! Ben oui, il n'y a que des légumes dedans, désolée, pas de ravitaillement, Petitou est malade et je n'ai pas encore repris l'école). Je vous parlerai donc aujourd'hui de cet album magnifique :
(oui, d'accord, depuis que tu te laves les dents trois fois par jour, tu as un très joli sourire, je l'avoue, non, non, ça va, je l'ai vu, mais dis-moi, tu te laisserais pas pousser les griffes, par hasard ? C'est pour mieux me ? Montre-moi le livre que tu es en train de lire ! "Le petit chap..." ? Laisse tomber, ça ne va pas te plaire ! Rends-le moi tout de suite !) Cet album incroyable, disais-je, d'autant plus remarquable que (quoi ? Oui, moi aussi j'ai faim, je termine ça et je mouline la soupe. Comment ça "très faim" ? Dis donc, je n'aime pas trop la façon dont tu me regardes... Il y a du jambon dans le frigo, si tu veux. Un ? Un bisou ? Je ne saurais pas t'expliquer pourquoi mais je ne le sens pas, là...
Non...
Nooon !
Pas ça !
AAAAAHHH !!!!!)
Le Yark
Bertrand Santini et Laurent Gapaillard
Grasset Jeunesse
Voilà pourquoi je garde toujours les cheveux très courts.
Même décoiffée par ce genre de livre,
je reste digne, impeccable.
Alors, mettez vos capuches,
resserrez les élastiques vos couettes,
accrochez-vous à votre ombrelle...
Prêts ?
Car voici
le Yark !
Enfin, un bout du Yark.
Je vous livre immédiatement le nom des deux coupables : Bertrand Santini et Laurent Gapaillard. Car ce livre est un pur scandale. Oui, un pur scandale d'intelligence, salement bien écrit, salement bien illustré. Autant vous le dire franchement, on n'a pas affaire à des amateurs. Non, la noirceur de leur âme transparaît derrière chaque mot, derrière chaque trait. On se retrouve contraint de lire ce court roman jusqu'au bout, d'une traite, et on finit par retourner en savourer les premiers chapitres, les plus croustillants, le genre qui craque sous la dent comme un os tendre. Quelle délicieuse torture que ce texte enlevé, pétillant, drôle, brillant. Quand je vous dis qu'on est dans l'exceptionnel, le redoutable !
Le Yark est un ogre monstrueux et goulu, un vrai gourmet à la digestion délicate. Seul l'enfant sage trouve grâce à ses papilles. Seulement, vous l'admettrez avec moi, ce genre de gourmandise se fait rare. Et c'est là tout le drame. Trouver du chérubin à se mettre sous la dent n'est pas une mince affaire. Le Yark moderne n'est pas à la fête.
Hélas notre époque contraint le Yark au régime. Les temps modernes ne produisent quasiment plus d'enfants comestibles.
De nos jours les chenapans pullulent sur terre comme des pustules au menton des sorcières. Les cours d'école grouillent d'un petit peuple bête et méchant, portrait craché de leurs parents. (chapitre 3, Les enfants modernes)
Si encore ce Yark n'avait été qu'un texte purement jubilatoire, mais non ! Il fallait encore l'accompagner d'illustrations monstrueuses, réjouissantes d'horreur et de virtuosité, d'influences et de références bien digérées. Je vous conseille l'article enthousiaste de Jean de la Soupe de l'Espace avec, en commentaire, l'emballement d'un autre illustrateur, pas manchot lui non plus, avouons-le !
Le Yark ne rejoindra pas tout de suite l'étagère des mes présssssieux, non, je vais le laisser traîner, exprès, à portée d'yeux minuscules et impressionnables. Ce livre est un remède contre la médiocrité. Après l'avoir lu, jamais plus un marmot ne supportera de guimauve à base de mignonne coccinelle ou de trognon lapin.
Seul bémol, mais tout petit, seul bémolounet donc, la fin. J'aurais aimé me vautrer dans le ricanement jusqu'au bout... À croire que ce livre libère les pires instincts en chacun de nous, ou seulement est-il salvateur pour ceux qui sont quotidiennement et professionnellement en butte aux grouillantes créatures dont le Yark se repaît...
- Que fais-tu ici ? insiste le petit Anglais.
Ne surtout pas répondre ! se redit le Yark en se mordillant l'intérieur des joues. Pas question de se laisser embobiner ou attendrir ! C'est que c'est un sensible, le Yark ! Combien de fois pour avoir trop conversé avec sa proie, a-t-il ressenti un peu de peine au moment de la croquer ? Ce n'est déjà pas drôle de devoir chasser sa nourriture. S'il faut en plus sympathiser avec son dîner!
Tuer son prochain est une sale besogne et aucun monstre ne trouve de charme à ces crimes carnivores, exception faite, bien sûr, des vampires, des zombies et des toréadors. (chapitre 6, Lewis)
Grasset Jeunesse (chapeau bas !)
Octobre 2011 (tout frais)
80 pages (pas assez)
Et allez donc jeter un oeil au blog de Laurent Gapaillard,
vous n'en reviendrez pas !
Ou alors, dans très longtemps...
Il est des livres qu'il faut avoir lu. Ne me demandez par pourquoi justement celui-là , pourquoi Melville et pas Proust, pourquoi Melville et pas Joyce, je n'en sais rien. Moby Dick m'habitait, me trottait dans la tête.
J'ai longtemps été persuadée qu'il se trouvait dans la bibliothèque de mes grands-parents, sous une couverture de cuir bleu marine, je revoyais même les bestioles entrelacées sur le dos du livre. Après recherches, il semblerait que tout cela n'était que le fruit de mon imagination. Je l'ai donc commandé, longtemps attendu (non, Mr K., ce n'est pas un reproche), puis mis à faisander un an au milieu de la pilalire... Une fois mûr, je l'ai embarqué dans le cabas des vacances, avec quelques autres de ces congénères - livres, pas cétacés ! Mais c'est lourd quand même...
Et puis je me suis jetée à l'eau (ah ah), avec appréhension, certes, mais motivée comme jamais depuis que j'avais lu dans Elle quelque part, que Moby Dick était LE livre favori de Barack Obama. À quoi ça tient, parfois...
Je ne vous dirais pas que cette lecture fut aisée, facile, fluide. Non, Moby Dick est de ces textes qui résistent et auxquels on s'accroche d'autant plus qu'ils ne se livrent pas. De ces rencontres qui pourraient finir comme ça...
De longues digressions sur les cétacés, la vie à bord du baleinier, Nantucket, les techniques de chasse à la baleine et tout à coup des fulgurances qui vous laissent sans voix, la mort poignante et magnifique d'un cachalot, le respect mystique du baleinier pour la bête qu'il pourrait abattre. La baleine est partout. Elle est l'huile de la lampe, elle est le repas exceptionnel, elle est la jambe du capitaine.
"Qu'un mortel puisse faire son aliment de l'animal dont s'alimente sa lampe, et qu'il puisse, comme Stubb, le consommer à sa propre lumière (ou tout comme), c'est là une chose si surprenante et bizarre d'apparence...[...] Le fait est que le cétacé, au moins parmi ceux qui le chassent, serait assurément considéré comme un plat noble, n'était qu'il y en a vraiment trop; c'est que si vous vous attablez devant un pâté en croûte d'une bonne centaine de pieds de long, cela vous ôte un peu l'appétit."
Il faut lire ce livre en s'étant délesté des modernes considérations sur la chasse à la baleine, sur la condition animale. Moby Dick ne saurait supporter ce genre d'anachronisme, même si des scènes d'un terrifiant baroque prennent à la gorge, au sens propre du terme.
"Tel un martyr obèse sur le bûcher, ou tel un misanthrope se consumant soi-même, une fois allumé, le cachalot fournit son propre combustible et brûle au feu de son propre corps. Que ne consomme-t-il pas aussi sa propre fumée ! Car c'est une chose horrible à respirer que cette fumée, et non seulement vous ne pouvez pas ne pas la respirer, mais il vous faut vivre dedans pendant un certain temps. Elle est d'une âcreté féroce et hindoue, d'une odeur comme il ne peut en exister qu'au voisinage des bûchers funéraires. Elle sent comme l'aile gauche des armées sempiternelles au jour du Jugement : c'est une preuve décisive de l'existence de l'enfer."
J'ai rencontré dans ce livre des morceaux de bravoure littéraire d'une grande modernité...
"Je professe le plus grand respect pour les obligations religieuses de tout individu, quel qu'en soit le ridicule, et je me sens du fond du coeur incapable de mépriser même une congrégation de fourmis adorant un champignon vénéneux, ou encore telles autres créatures de ce globe où nous sommes, serviles à un point qui n'existe sur aucune autre planète, qu'on voit faire révérence devant le buste d'un défunt propriétaire terrien en considération exclusive de la vastitude excessive des biens possédés de nom par ce cadavre."
... des moments d'une sauvagerie toute réjouissante, qui accrochent le lecteur, le forcent à continuer.
"Oh ! Dieu, naviguer avec un équipage si furieusement païen, où pas un homme ne se souvient d'avoir eu une mère de la race humaine ! Tous mis bas quelque part sur l'océan qui grouille de requins ! C'est leur Gorgone à eux, cette Baleine Blanche ! "
... mes idées fixes confortées, encore que j'aurais plutôt soutenu la thèse inverse...
"Directement liée à l'aventure de Persée et d'Andromède est la fameuse histoire de saint Georges avec le Dragon; ce dragon ayant été, je le maintiens et le soutiens, une baleine; car dans d'innombrables vieilles chroniques, baleines et dragons sont curieusement mêlés, étrangement confondus, et souvent pris les uns pour les autres. "Tu es comme un lion des eaux et un dragon de la mer", dit Ézéchiel, parlant sans ambage de la baleine, à tel point que certaines version de la Bible usent du nom lui-même. J'ajouterai que cela enlèverait bien du lustre et retirerait beaucoup de gloire à son exploit, si saint Georges n'avait affronté qu'un tortillant reptile terrestre au lieu de livrer sa bataille au grand monstre des profondeurs. N'importe qui peut tuer un serpent, mais il n'y a qu'un Persée, un saint Georges ou un Coffin pour trouver en eux-même assez de coeur pour marcher intrépidement au-devant de la baleine."
... des lignes d'une beauté douloureuse...
"Et il est juste aussi que sur le déploiement des ces plaines marines, que sur ces amples, mouvants pâturages de l'océan, qu'au-dessus de ces vastes fonds des quatre continents, les vagues roulent et se lèvent, se creusent et se gonflent incessamment; car des millions d'ombres et de fantômes, de rêves engloutis, ténébreux noctambules, et de songes noyés s'y entremêlent; tout ce que nous nommons la vie et l'âme, les vies, les âmes sont là qui rêvent sans finir; et qui se tournent comme des dormeurs sur leur lit, aussi les vagues éternelles ne sont-elles rien que le battement de leur inquiétude. "
Et comme je touchais au but, comme l'ombre du grand cachalot blanc se précisait, comme la folie d'Achab rendait l'air irrespirable, les cent dernières pages se montrèrent les plus rétives et ce livre se transforma en boulet. Le genre qu'on n'a ni la force de lire, ni la force d'abandonner. Mais j'en suis venue à bout, j'ai égrainé les pages une à une, embarquée malgré moi dans cette quête délirante, jusqu'à son dénouement brutal, instantané.
J'ai lu Moby Dick.
cabas © La Marelle
C'est le risque avec les blogs : se prendre les lubies du blogueur de plein fouet. Pour vous, c'est aujourd'hui. Je vous demande donc de faire preuve d'indulgence, voire de patience.
Vous trouverez ici le remake de l'article sur "les Lettres d'un oncle perdu", paru un peu à la va-vite le 27 juillet dernier - et qui va disparaître du cabas. Il ne me plaisait pas du tout. Il était moche. Et voilà où je veux en venir. Les images étaient vilaines parce que l'édition française de ce grand livre méconnu l'est également ! Ce qui est vraiment dommage car la traduction de Françoise et Patrick Remaux est impériale ! Alors j'ai patienté un peu pour trouver l'édition anglaise (Methuen) à un prix raisonnable et je viens de la recevoir, joie, bonheur, félicité. Si j'insiste c'est parce que je pense sincèrement qu'il faut lire ce livre, le faire lire aux enfants - à partir de dix ans, voire neuf pour les plus avides.
J'envoie directement la couverture sans mentionner pour autant le nom de l'auteur, d'aucun risquant de crier à l'idée fixe, à la maladie récurrente, à l'obsession, voire à la folie. Eh bien tant pis, tout vaut mieux que de ne pas parler de ce texte, d'autant que je sais avoir du soutien du côté des adorateurs de Peake. Merci d'avance - tout de suite, on se sent moins seul...
commandé d'occasion
outre-Manche
et reçu avec ce petit mot :
"Hope this brings back your smile !"
A few, my nephew !
Bref.
L'oncle.
L'oncle et ses lettres, tapées à la machine, découpées...
"Au fait, je n'ai pas fait une seule faute de frappe sur cette page... Oh chialerie !"
... et collées sur d'inénarrables dessins, ce qui fait de ce livre un objet à part.
"Même si le portrait que j'ai fait n'est pas d'une ressemblance hurlante, je sais que je n'ai qu'un oeil (qui marche), qu'une jambe et qu'une tête.
Tout va très bien pour moi, merci, je déteste qu'on me plaigne.
Ne crois pas que je dessine pour te faire plaisir; j'explique mieux les choses par des dessins et j'adore dessiner. Tant mieux si tu aimes mes dessins, mais j'en ferai de toute façon."
Pour devenir explorateur, l'oncle a quitté sans regrets véritables sa joyeuse famille.
Il est parti à l'aventure sur un radeau de fortune. Son Vendredi à lui, est une étrange tortue nommée Jackson qui malmène de sa maladresse les précieuses lettres, des taches diverses et variée en témoignant... ( Et là je me prosterne devant les éditeurs anglais, des vraies taches de café ! )
L'oncle, dont on ne connaîtra jamais le nom, est habité d'une mission : prouver l'existence du grand lion blanc. Une quête hasardeuse, dangereuse, pour tout dire franchement périlleuse ! On risque d'y perdre une jambe - avantageusement remplacée, certes, par le nez d'un espadon. On risque d'y perdre patience - mais que cette tortue est exaspérante !
"Jackson n'a pas cessé de me porter sur les nerfs. Il trébuchait sur chaque monticule et j'ai passé ma journée à le relever. Une immense mer noire peuplée d'icebergs s'étendait sur notre gauche. J'ai arrêté Jackson pour épingler ma feuille sur sa carapace, mais il n'a rien compris au rôle de chevalet. Il avançait chaque fois que mon crayon allait atteindre le papier. Il y a des moments où je souhaite être seul."
On risque de perdre la raison aussi, sans quoi ce récit serait infiniment moins absurde, et moins poignant à la fois.
"Jour suivant (septième jour)
Rien à raconter. J'étais pourtant sûr qu'il allait se passer quelque chose aujourd'hui. Neige, neige, neige. Chialerie de chialerie ! Le blanc commence à me rendre malade. Suis épuisé. Ne pense pas que je me laverai ce soir."
Nos aventuriers croisent un bestiaire extraordinaire et foutraque, largement malmené par l'oncle atrabilaire et sa redoutable jambe épée.
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Ce précieux ouvrage pourrait même être tout à fait salutaire si vous vous retrouvez, par hasard, sait-on jamais, un jour, face à un ours polaire de cet acabit... Sachez que la bestiole est particulièrement... ...chatouilleuse.
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Disons-le tout de suite, ce livre a un défaut majeur et qui m'a profondément agacée : il se lit beaucoup trop vite. Alors je l'ai relu, dans la foulée, lentement, profitant de chaque trait des formidables illustrations de Mervyn Peake, si drôles, parfaites, et qui truffent ce livre dans ses moindres recoins. L'humour du texte est sans cesse relayé par celui du trait, à moins que ce ne soit le contraire. Mais je me trouve déjà assez gonflée de donner mon petit avis sur le texte *, je ne m'étendrais donc pas sur les dessins si ce n'est pour redire le plaisir que j'y ai pris.
Mais, me direz-vous, Jackson et l'oncle rencontreront-ils le grand lion blanc ? Sachez en tout cas que cette histoire vous tiendra en haleine jusqu'au dénouement, une conclusion aussi vraie que les souvenirs de cet oncle perdu et bien décidé à ne jamais retrouver son chemin... Ces lettres sont à la fois épiques et intimes, qu'elles aient été écrites au Grand Nord ou dans une chambre au coin de la rue, que l'oncle ait réellement embarqué ou qu'il soit resté au port, dans quelque bar de marin, à raconter ses histoires.
Conte d'ivrogne majestueux
ou de rêveur pathétique,
chimère de fou
ou de poète...
* C'est précisément pour cette raison que vous ne trouverez dans ce blog que des éloges de livres - à moins d'énervement particulier. Je réserve ma bile littéraire à la sphère intime. Je ne vois pas en quel nom je m'arrogerais le droit de déquiller tel ou tel auteur sous prétexte que je n'ai pas aimé son livre, qu'il m'a ennuyée. Qui suis-je pour cela ? Mais quand j'aime, quand j'admire, je partage, je chante les louanges, je saoule, je bassine !
Pour moi, Moonfleet, c'était ça :
Un film d'aventure qui avait enchanté mon enfance. La classe de Stewart Granger - insurpassable, les trognes des piliers de taverne - grandioses, le visage d'ange du héros, l'ange au visage si effrayant du cimetière. Pour avoir retrouvé ce film à l'âge adulte, il n'a rien perdu de son efficacité, l'art de Fritz Lang transparaît à chaque minute, les images sont époustouflantes. Seul bémol, le doublage a atrocement vieilli, version originale obligatoire, donc !
Mais pourquoi n'avais-je jamais lu Moonfleet?
C'est comme l'Île au trésor... Un jour on se réveille, on a... un certain âge, et on se sent quelques lacunes côté pirates et aventures. Mais peu importe, ces livres sont tout aussi délicieux aujourd'hui que si je les avais lu à dix ans ! Meilleurs même !
Oh, la belle édition Phébus que voilà !
Dans le roman, John Mohune n'est autre que Barbe Noire, un pirate mort et enterré dans la crypte de l'église de Moonfleet. Son fantôme rôde, auréolé de convoitise... Ne dit-on pas qu'il aurait caché Dieu, enfin le Diable sait où, un fabuleux diamant ? Imaginez la lande froissée par le vent, bruissante de l'écho des vagues, des falaises dangereuses où l'on débarque clandestinement des barils d'eau-de-vie, des grottes profondes comme le remord, des tempêtes impitoyables... Prenez un jeune homme innocent - John Trenchard, faites-lui rencontrer un contrebandier droit et généreux - Elzevir Block, ajoutez un amour naissant et solide comme le roc, une bonne dose de suspens, des personnages ambigus et voilà de quoi passer quelques soirées accroché à ce livre comme un naufragé à sa planche !
Ainsi, j'étais resté tout ce temps allongé joue à joue contre Barbe-Noire en personne, à peine séparé de lui par une mince écorce de bois pourri, et je venais de plonger la main dans son cercueil et de lui arracher sa barbe ! Si jamais les méchants hommes avaient le pouvoir de revenir après leur mort et de poursuivre leurs méfaits, nul doute qu'il allait se montrer à l'instant et me tomber dessus. Une terreur panique s'empara de moi. Si j'avais été une jeune fille, je crois que je me serais évanouie. Mais je n'étais qu'un garçon et, ne sachant comment m'évanouir, je fis ce qu'il me restait de mieux à faire, c'est à dire m'enfuir, afin de mettre la plus grande distance possible entre cette barbe et moi.
- Mon garçon, dit [Elzevir], j'ai vu des hommes risquer leur vie pour bien des raisons: pour l'or, ou l'amour, ou la haine - mais jamais je n'en ai vu jouer avec la mort pour le simple plaisir d'aller retrouver un arbre, un ruisseau ou des pierres. Et quand les hommes racontent qu'ils aiment un endroit ou une ville, tu peux être sûr que ce n'est pas l'endroit qu'ils aiment, mais quelqu'un qui y vit. Ou bien ils ont aimé quelqu'un autrefois, dont ils veulent retrouver le souvenir. Ainsi quand tu me parles de Moonfleet, je devine qu'il y a là-bas quelqu'un que tu veux voir, ou que tu espères voir.
Je ne saurais trop vous conseiller la préface de Michel Le Bris, et terminerai par cette citation en exergue du livre :
Nous pensons qu'au-delà, il n'est rien de nouveau,
que demain sera pareil à aujourd'hui
et qu'à jamais nous resterons enfants.
William Shakespeare
C'est la guerre !
La guerre des légumes longs contre les légumes ronds !
Les concombres ne rêvent que d'en découdre avec les pommes de terre. Les radis rouges les plus féroces font face aux poireaux. La vie des haricots verts ne tient qu'à un fil... Qui saura mettre un terme à ce conflit aux obscures origines qui endeuille les potagers?
Philippe Bertrand nous livre un récit sans concession sur les moeurs légumières. Aucun camp n'en sortira grandi. Le vrai caractère des poireaux vous sera révélé et vous regarderez désormais votre flammiche d'un autre oeil. Ceux qui méprisent les rutabagas verront leur opinion sans doute confortée. Quant à la tomate, veule et molle...
Les longs défilaient dans un ordre impeccable. On en comptait une bonne cinquantaine, équipés comme à la parade. Leurs petites pattes soulevaient la poussière en frappant le sol d'un rythme martial. Les Carottes, rutilantes, ouvraient la marche, suivies des Poireaux casqués et d'Asperges affûtées au regard vengeur. Toutes bannières au vent, des Haricots, des Céleris et des Salsifis fermaient la marche, les yeux fixés sur l'horizon.
- À la limite, ils me ficheraient la trouille, ces herbacés, grogna le notaire en les regardant s'éloigner.
Maxime, le fils de l'épicière, un lapin tout ce qu'il y a de courageux et de réfléchi, refuse d'assister au carnage sans réagir. Il avait aménagé un hôpital de campagne dans l'épicerie. Une petite Courgette pacifiste vint lui prêter main forte. Ça ne courait pas les rues, les courgettes pacifistes.
La solution pourrait-elle venir des champignons ?
Ce court roman vraiment passionnant et plein d'humour est habilement complété par un formidable "petit lexique de botanique militaire, rédigé par le Groupe de Recherches interdisciplinaires sur les Troubles légumiers". Indispensable.
Une mention spéciale pour les illustrations de Philippe Bertrand, à la fois délicates et sans concessions. Une vraie réussite.
Je compléterai ce billet potager par quelques photos du suédois Carl Kleiner,exposées jusqu'au 7 septembre à la Grande Épicerie de Paris. La première photo est pour Christine, elle comprendra.
Il s'agit ici de connivence.
Il s'agit d'aimer un auteur au point d'aller se perdre sur l'île de Sercq, à quelques battements d'ailes de Guernesey où Mervyn Peake (qui a dit encore ?) fit deux longs séjours.
Un jour, avec Dürer, un jour que je ne me rappelle pas, le hasard avait fait surgir, de dessous la marche irrégulière d'une conversation à bâtons rompus, Mervyn Peake aux livres flamboyants comme des ciels roussis. Depuis, ce nom, hissé au mât de nos petites nefs chaotiquement portées vers ce que nous voyions du large, nous donnait une idée de la force du vent.
Les deux héros de ce récit se présentent comme des agents secrets chargés d'une nébuleuse mission. Deux étranges agents, égarés sur une île difficile d'accès, taiseuse comme tout, bien décidée à garder pour elle les traces de cet auteur à nul autre pareil. Une exploration littéraire et complice, de sentiers vertigineux en jardins inattendus, de pierres majestueuses en oiseaux évocateurs, à la recherche d'hypothétiques témoins qui l'auraient connu, croisé, qui sait, en aurait gardé un souvenir, même infime, comme une plaque sur un banc qui commémorerait son passage sur ces terres.
Un texte salement bien écrit, où apparaissent en creux les tours de Gormenghast, la silhouette de Mr Pye en promenade. Un texte salement bien écrit avec des phrases qui m'ont laissée un brin jalouse...
Tandis que nulle part sur Sark nous ne trouvions inscrit le nom de Mervyn Peake, auteur magistral de romans profus comme les forêts de l'île, scintillants comme ses grèves, dangereux comme ses falaises, profonds comme ses grottes, changeants comme ses ciels, moqueurs comme ses oiseaux.
Et plus loin...
Nulle part, ni ce jour-là ni un autre, nous ne trouvâmes le nom de Mervyn Peake, dessinateur extrêmement sûr, impertinent, imaginatif, foudroyant.
Foudroyant, c'est exactement ça. Depuis le temps que je vous bassine avec Peake, foudroyant, bon sang, foudroyant !
ill. Albert Lemant
Alors peu importe, finalement, ce que l'on va découvrir, si jamais on découvre quelque chose. C'est le voyage qui compte, la pérégrination au hasard. Il est ici question de vent, de sillage, comme si Sercq pouvait à tout moment larguer les amarres vers le pays obscur des Comtes d'Enfer, comme si Gormenghast, pure folie de pierre, se trouvait quelque part par là, au détour d'un chemin, contre l'à pic d'une falaise, dans les ombres d'un mur, dans le froissement d'aile d'un hibou.
"All flowers that die; all hopes that fade;
All birds that cease to cry;
All beds that vanish once they're made
To leave us high and dry -
All these and many more float past
Accross the roofs of Gormenghast."
C'est Noël. L'homme et la femme traînent leur chagrin sous les lumières de la fête, au long des vitrines enrubannées. Ils traînent leur chagrin de n'avoir pas d'enfant. D'avoir tout le reste, mais pas d'enfant. Alors, comme tous les ans, ils achètent quand même des jouets, qu'ils rangeront dans leur belle maison, dans la belle chambre d'enfant qu'ils ont préparée.
Mais cette année-là, minuit sonne deux fois.
Et dans la chambre, une petite fille aux cheveux noirs, à la peau noire, en robe blanche est là. Dans la belle maison, elle trouve le coeur de ses parents. Elle va prendre soin de ces deux coeurs, qui lui parlent, la choient, se brisent pour un rien, l'étouffent.
Les deux coeurs ne demandaient rien d'autre que de pouvoir se serrer l'un contre l'autre sur la poitrine de Camélia. Camélia, elle, avait l'impression qu'ainsi ils l'empêcheraient de respirer plainement.
Mais comment le leur faire comprendre ? Un seul mot à ce sujet et, elle en était sûre, les deux coeurs en même temps se crèveraient sous l'effet du désepoir.
Alors, pour un tout petit moment, elle les laisse sur un banc, bien au chaud dans sa toque de fourrure.
Les enfants ne sont pas les gardiens du coeur de leurs parents.
Et elle se sent à la fois légère et lourde. Et aussi toute froide du désespoir de ses parents. Et pourtant, la solution est si simple...
Ce texte m'a émue, serré le coeur pour de vrai. Il est, lui aussi, léger et lourd. Lourd de tout ce que l'on met dans l'amour qu'on porte à son enfant. Léger comme le baiser du matin.
L'École des Loisirs, 2005, illustrations d'Alice Charbin.
Ça y est.
J'ai terminé.
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J'aurais pu dire "j'en ai terminé", mais a-t-on jamais fini d'errer dans cette "abstraction de pierre" - l'expression est de Peake lui-même. Dans ce troisième et dernier tome, Titus a quitté Gormenghast, s'est libéré du protocole, de son destin de soixante-dix-septième comte d'Enfer. Il erre, incapable de retrouver le chemin du château, plongeant toujours plus profondément dans les entrailles de la Terre, dans le ventre de l'humanité. Rien ne le retient ici, aucune rencontre, ni la gratitude envers qui lui sauve la vie, ni les bras d'une femme. Le vaste monde et son goût sauvage de nouveauté ne peuvent remplacer Gormenghast. " Je veux l'odeur de ma terre natale et le souffle du château dans mes poumons. Donnez-moi une preuve de moi-même. Donnez-moi la mort de Finelame. Les orties. Donnez-moi les corridors. Donnez-moi ma mère ! Donnez-moi la tombe de ma soeur. Donnez-moi le nid. Rendez-moi mes secrets... car cette terre est étrangère. Oh ! rendez-moi le royaume dans ma tête ! "
À vrai dire, moi aussi, je le regrettais, ce château. J'aurais voulu avoir des nouvelles du Dr Salprune, de sa soeur, de Belaubois...
Et pourtant, une fois encore, Mervyn Peake excelle à créer des mondes. À côté de Gormenghast et de ses traditions séculaires, il existe un univers peuplé de machines, d'usines inquiétantes, de voitures rapides, d'engins volants. Un univers qui ne sait rien de Gormenghast. Perdu et ignoré, Titus n'est pas loin de tomber dans la folie. Les personnages de ce dernier tome n'ont rien à envier aux habitants du château, Musengroin et Junon rivalisent avec la Comtesse d'Enfer, avec Craclosse et Cheeta devient un genre de double démoniaque de Fuchsia.
Ce texte, arraché par Peake à la maladie qui rongeait son corps et son esprit, est sans doute bancal et imparfait. Mais c'est cette imperfection-même qui en fait toute la beauté. Et puis, une fois qu'on a lu les deux premiers, il est impossible de faire l'impasse sur Titus errant. Tout simplement impossible.
Cette lecture au long cours m'a touchée, remuée, secouée, emballée, accrochée. En conclusion, je devrais à Gormenghast :
- quelques éclats de rire,
- une tendance au ricanement, parfois,
- une ou deux moues dégoûtées,
- des images obsédantes,
- la découverte d'un grand auteur, d'un immense illustrateur, mort l'année de ma naissance, le jour de ma fête (un rien me trouble, ces temps-ci)
- des passages lus et relus pour leur beauté - bon sang, la traduction de Patrick Remaux !
- l'usure momentanée de la patience de certaines personnes que je bassine avec ces livres qu'ils n'ont pas lus et auprès desquels je m'excuse - mais ils me remercieront plus tard...
- l'usure momentanée de la patience d'une personne que je bassine avec ces livres qu'il a lus et auprès de qui je m'excuse - mais là, c'est moi qui le remercie...
Mervyn Peake
"Here was an extraordinary man, his head a treasure-house of invention, poetry, characters, ideas, being destroyed from within while his genius was rejected by the literary and art world of
the day." Michael Moorcock, "An excellence of Peake"