Roald Dahl par lui-même
En 1984, du haut de ses soixante-huit ans et de son mètre quatre vingt-dix-huit, Roald Dahl s'est penché sur son enfance. Dans le préambule, il prévient son lecteur: ceci n'est pas une autobiographie. Seuls sont ici consignés ses souvenirs les plus marquants, doux, cruels, douloureux, drôles...
C'est ainsi qu' il signait ses lettres à sa mère: "Boy". Il était son seul fils, son seul garçon, l'aîné de trois soeurs. Un père disparu très tôt, une jeune mère, norvégienne, étrangère au pays de Galles, à la tête d'une grande famille comprenant ses propres enfants et les deux grands enfants de son mari, orphelins de mère... Une enfance heureuse pourtant, marquée par de belles et grandes vacances en Norvège, tous les ans.
Interne dès l'âge de neuf ans, il nous livre ici un portrait sinistre des pensionnats britanniques. Une communauté de garçons, souffrant de la faim, du froid, du manque de considération. Ici, il n'est plus question d'enfance du tout, tant le traitement infligé à ces jeunes garçons ne peut être qualifié d'éducation. Ces lieux sont peuplés de personnages inquiétants, au côté desquels on pourrait sans problème ranger la Mademoiselle Legourdin (Miss Trunchbull) de Matilda.
"Derrière la moustache [du capitaine Hardcastle, professeur à St Peter], un visage brutal au front bas et sillonné de rides profondes, qui trahissait une intelligence des plus limitées. "La vie est une énigme, semblait dire le front plissé, et le monde un endroit dangereux. Tous les hommes sont des ennemis et les petits garçons des insectes qui vous agressent et vous mordent à moins que vous ne preniez les devants pour les écrabouiller."
Roald Dahl s'étend longuement sur les châtiments corporels et s'en explique.
"Durant toues mes études, j'ai été horrifié par ce privilège accordé aux maîtres et aux grands élèves d'infliger des blessures, parfois très graves, à de jeunes enfants. Je ne pouvais pas m'y habituer. Je n'ai jamais pu. Il serait bien entendu injuste de prétendre que tous les maîtres à l'époque passaient leur temps à rouer de coups tous les petits garçons. Ce n'était pas le cas. Quelques-une seulement mais c'était bien suffisant pour laisser chez moi un sentiment d'horreur qui dure encore. Une autre impression purement physique subsiste encore chez moi. Même maintenant, lorsque je dois rester assis un peu longtemps sur un banc dur ou une chaise inconfortable, je commence à sentir mon coeur qui bat le long de ces vieilles cicatrices que la canne a imprimé sur mon derrière, il y a bien cinquante-cinq ans de cela."
Une autre idée terrible est l'impuissance de Mme Dahl a faire quoi que ce soit pour son fils, tant sa voix de mère sans mari n'a que peu de poids face à l'Institution. Roald Dahl ne lui en veut à aucun moment de l'avoir laissé là-bas. Comme ses camarades, il prend son mal en patience...
"Si je regardais par la fenêtre du dortoir, je voyais le canal lui-même, et la grande ville de Cardiff, avec Llandaff à proximité, se trouvait presque en face, légèrement au nord. Par conséquent, si je me tournais vers la fenêtre, je serais face à ma maison. Je me retournai dans mon lit pour me mettre face à ma maison et à ma famille.
A partir de ce soir-là, je ne me suis jamais endormi en tournant le dos à ma famille."
Je suis toujours infiniment touchée de retrouver chez un auteur ou chez n'importe qui d'ailleurs, cette part d'enfance inchangée, cet enfant toujours là et bien là, qui transparaît derrière l'adulte et n'attends que l'évocation de souvenirs heureux ou douloureux pour refaire surface, tant il est vrai qu'il n'est jamais bien loin. La persistance de l'innocence ou de l'innocence perdue, la permanence de l'insouciance, de l'insouciance perdue...
Tous les thèmes chers à Roald Dahl sont en filigrane dans ces souvenirs. Un chapitre entier est consacré au... chocolat. Et, du coup, l'admiration que je lui porte (au cas où certains d'entre vous en douteraient encore) s'en trouve décuplée. Car Roald Dahl était un amoureux du chocolat, en fin connaisseur, comme on peut être amateur de Bordeaux ou de cantates de Bach. Comment le blâmer ?
"Boy" se termine au moment où Roald Dahl, avide de voyages lointains est engagé par la firme Shell. Il part au Kenya, il a vingt-deux ans.
C'est le point de départ d'Escadrille 80, second tome de ses souvenirs. Le récit de son voyage en bateau est un grand moment de drôlerie, une galerie de portraits d'Anglais "cinglés", comme il les qualifie lui-même.
"Miss Trefusis n'avait que la peau sur les os et, quand elle marchait, son corps était courbé en avant comme un boomerang. Elle m'apprit qu'elle possédait une petite plantation de café dans les hautes terres du Kenya et qu'elle avait très bien connu la baronne Blixen. J'avais moi-même lu et adoré à la fois Out of Africa et seven Gothic Tales, et j'écoutais avec ravissement tout ce que Miss Trefusis me racontait sur ce grand écrivain qui se faisait appeler Isak Dinesen.
- Elle avait un grain, bien entendu, dit Miss Trefusis. Comme nous tous qui vivons là-bas, elle était devenue complètement toquée à la fin.
- Vous n'êtes pas toquée, vous, déclarai-je.
- Si, bien sûr, répliqua-t-elle d'un ton ferme avec le plus grand sérieux. Tout le monde à bord de ce navire a la cervelle dérangée. [...] Les gens deviennent vraiment timbrés quand ils vivent trop longtemps en Afrique. C'est là que vous allez, n'est-ce pas ?"
De sa vie en Afrique, Dahl gardera une phobie des serpents. À le lire, il y a effectivement de quoi rester hanté à vie par la peur du mamba noir, ou vert, les deux étant également terrifiants ! Son regard sur cette nouvelle vie est d'une absolue fraîcheur, tout est découverte, émerveillement, une attitude à rapprocher de ses premier pas dans la guerre, dans l'inconscience totale du danger, de la proximité de la mort.
C'est au Kenya que la déclaration de guerre le trouvera, les yeux rivés au plafond de sa chambre, fasciné par les facéties de deux lézards nommés Hitler et Mussolini. Bombardé sous-officier sans la moindre expérience, il s'engage dans la Royal Air Force et mène son premier combat aérien après sept heures d'entraînement seulement... La seconde partie du livre, consacrée aux batailles aériennes, m'est, je l'avoue, un peu tombée des mains. Je me suis posé la question de la pertinence de la publication de ce texte en Folio Junior. Il comporte d'ailleurs une scène de décapitation au sabre assez réaliste. D'aucun me rétorqueront que nos chers petits voient sans doute pire à la télévision, mais ce n'est pas une raison suffisante à mes yeux.
Il faut absolument aller visiter le site consacré à Roald Dahl, en particulier la section consacrée à l'auteur où l'on peut entendre une interview accordée deux ans avant sa mort. Il y parle de création, d'écriture. Entendre sa voix est très émouvant. Et le site est, évidemment illustré par Quentin Blake !