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Jusqu'ici tout va bien

Publié le par Za

C'est à se demander si on n'écrit pas sur les livres simplement pour meubler cet espace de vacance entre deux lectures, ce moment où l'on termine un livre et où l'on n'ose pas encore ouvrir le suivant parce que ce serait comme manquer de respect au premier en s'en détournant trop vite. Ça n'arrive pas toujours. Mais parfois c'est criant, presque gênant.
Et ça m'est arrivé pas plus tard que l'autre jour, au milieu du jardin. Je venais de terminer Jusqu'ici tout va bien.

Jusqu'ici tout va bien

État de New-York, 1969. Doug Switeck est le benjamin d'une fratrie de trois - dont l'un combat au Vietnam. Les temps sont durs, le père, violent et borné, change de travail et c'est le déménagement. Nouvelle ville, nouveau collège, nouvelles épreuves dans une ambiance familiale à couper au couteau.
Jusqu'ici tout va bien ne déroge pas aux règles du roman de formation. Doug doit s'émanciper de sa famille pour grandir et c'est la bibliothèque qui va lui servir de premier tremplin. Non pas qu'il aime les livres, loin de là. Mais cette bibliothèque, ouverte un seul jour par semaine, renferme un trésor inattendu et très éloigné des préoccupations et des goûts de l'adolescent : un précieux exemplaire des Oiseaux d'Amérique d'Audubon. J'ai croisé un de ces livres lors d'une exposition il y a quelques années et, croyez-moi, c'est spectaculaire (98cm x 76 cm) . Aububon (1785-1851) a reproduit les oiseaux grandeur nature, quitte à les tordre un brin pour qu'ils rentrent dans la page. D'où le célèbre flamant rose - qui ne figure pas dans le roman ceci dit.

Jusqu'ici tout va bien

Ce livre conduit Doug à découvrir son don pour le dessin, presque à son corps défendant. Et c'est toujours à reculons qu'il entre en littérature, grâce à l'obstination de son professeur de lettres et à une drôle de vieille dame, peut-être écrivaine mais pas sûr. Et puis le théâtre est là aussi, en embuscade. Jusqu'ici tout va bien se prête, comme tout grand roman, à de multiples angles de lecture. J'avoue avoir été touchée par l'irruption de l'art dans cette petite ville et la manière dont Doug, d'abord réticent - comme nombre d'adolescents, se laisse envahir, acceptant cet apport inattendu avec simplicité, sans craindre le jugement des autres, sans craindre de s'éloigner de sa famille.
Partant de si loin, du fond de la violence paternelle dont on aperçoit en cours de récit jusqu'où elle peut aller, porté par l'amour de sa mère, qu'il porte lui aussi à bout de bras, Doug grandit, se construit, résiste, garde sa dignité en toutes circonstances. C'est un héros inspirant, infiniment touchant.
Jusqu'ici tout va bien est aussi le roman d'une époque où les jeunes gens envoyés combattre au Vietnam rentrent mutilés, broyés moralement dans un pays qui ne veut pas les voir. C'est aussi le roman d'une époque où l'humain va marcher sur la Lune, renvoyant bien loin les frontières du possible.
Le texte de Gary D. Schmidt transcende les catégories littéraires. Publié par l’École des Loisirs dans la collection Médium+, il peut/doit être lu par tous. Écrit à la première personne et marqué par des interpellations régulières du héros au lecteur,  c'est un grand roman d'apprentissage, traversé de personnages modestes et inoubliables, chacun marquant de son empreinte le parcours du héros et le souvenir de celui/celle qui lit.

Jusqu'ici tout va bien
"OK For Now", 2011
Gary D. Schmidt
traduit de l'anglais (États-Unis) par Caroline Guilleminot
L'école des loisirs, coll. Médium+
octobre 2017

Sur ce roman, vous pouvez également lire
les articles de Sophie Van der Linden et de Pépita .

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oh, boy !

Publié le par Za

oh, boy !

Peut-on s'appeler Venise Morlevent ?
Peut-on être orphelin, membre d'une fratrie indissociable, gravement malade, terriblement triste, surdoué, insolent, drôle, perdu, débordant d'amour, inconsolable et se relever de tout, guérir de tout ?
Oui.
Dans un roman de Marie-Aude Murail tout cela est possible.

"Oh, boy !" est un grand cru classé de 2000 - comment m'avait-il échappé, d'ailleurs ? Des personnages qui auraient pu être caricaturaux, des situations qui auraient pu être too much chez n'importe quel autre auteur.
Mais... Marie-Aude Murail.
Je sais, à ce niveau d'admiration, je ne réfléchis plus, comme on dit chez moi, je bade. Je scrute l'art du dialogue, j'épie le sens de la formule. Il y a de la légèreté dans le drame, une sorte d'empathie douce et bienveillante, sans complaisance, sans se vautrer dans le drame, qui pourtant est bien là.
Ce roman s'ouvre sur une magnifique citation de Romain Gary, du genre qui peut accompagner une vie entière: "L'humour est une déclaration de dignité, une affirmation de la supériorité de l'homme sur ce qui lui arrive."

- Je ne sais pas de quoi vous parlez, répondit-il, le ton neutre.
- Que ta mère s'est tuée en buvant du Canard Vécé.
La douleur déchira le maigre corps de Siméon. Il comprenait enfin ces regards qu'on lui jetait, entre horreur et pitié, ces murmures qui s'éteignaient quand il entrait dans une pièce. Il prit le temps de sourire avant de répondre:
- N'importe quoi ! C'était du Décap four.
Le foyer de la Folie-Méricourt était un concentré de misère juvéniles. Mais ça, ça en imposait. Les deux garçons, bizarrement impressionnés, se collèrent au mur pour laisser passer Siméon. Quand celui-ci entra dans la salle du petit déjeuner, il vit tout de suite que les petites soeurs déjà attablées avaient pleuré.
- Qu'est-ce qui ne va pas ? demanda-t-il en s'asseyant devant son bol.
- C'est Dent-de-lapin, répondit Morgane. Il dit que Maman est morte parce qu'elle a... qu'elle a... bubu... bubu...
Elle se mit à sangloter, momentanément incapable de terminer la fin de sa phrase. Siméon se retourna vers sa petite soeur qui chuchota comme un secret honteux:
- Parce qu'elle a bu du Canard Vécé.
Siméon prit de nouveau le temps de sourire. C'était le truc qu'il avait pour préparer ses réponses lorsqu'il était un peu pris de court.
- N'importe quoi, dit-il avec autorité. On n'a jamais eu de canard Vécé à la maison.
- Ah bon, soupira Venise, pleinement réconfortée.

Oh, boy !
Marie-Aude Murail
L'école des loisirs, 2000

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