le griffon et le petit chanoine
Vous le connaissiez, celui-là ?
J'en avais aperçu des bribes, une allusion par-ci, une image par-là. Il se dérobait toujours, m'échappait. Il était épuisé, absent des bibliothèques écumées de fond en comble. Et puis, c'est comme tout, à force d'entêtement, j'ai fini par le coincer dans un coin. Ça y est. Il est mien. Qui me verrait me prendrait sans doute pour une folle. Subrepticement, je le renifle - personne ne m'a vue. Je fais durer encore un peu l'avant-joie. Vous connaissez ma théorie qui veut que c'est souvent meilleur avant.
Allez zou, allons-y !
La couverture d'abord. Un peu chagrinée dans les coins, elle a vécu. Les couleurs ne subsistent que sur la quatrième. Devant, le rose du bandeau a disparu, les couleurs des colonnes aussi. Au dos, il y a encore une petite étiquette marquée 48F00. Le format est épatant, carré, 20x20, 56 pages.
titre original: "The Griffin and the Minor Canon" (Holt, Rinehart and Winston, New-York)
1963 Maurice Sendak pour les illustrations
1963, l'année de Max et les Maximonstres, le chef-d'oeuvre des chef-d'oeuvres.
L'album s'ouvre sur un avant-propos de Sendak lui-même, qui rappelle d'où vient ce texte et, surtout, pourquoi il est allé coller des pattes arrières au griffon alors que l'auteur, Franck R. Stockton, l'en avait dépourvu dans sa description. Mais au-delà de ce détail, c'est sa conception du travail d'illustration qu'il nous offre.
Je voulais plutôt laisser l'histoire parler d'elle-même, avec mes dessins en accompagnement musical. La musique devait être juste, du meilleur goût et toujours en harmonie avec le texte.
Voici donc l'histoire d'un griffon, le dernier des griffons, qui ne sait pas à quoi il ressemble. Apprenant qu'il existe une statue de lui au-dessus du porche d'une église, il décide de se rendre sur place pour y contempler son image. Imaginez l'effroi des habitants de la ville ! On s'adresse alors au chanoine de l'église, un petit ecclésiastique avisé, une grande âme toujours prête à rendre service. Pas plus rassuré que les autres, il finit tout de même par aller au-devant de la bête. Son ingéniosité réussit un temps à contenir la curiosité du griffon.. Un temps seulement.
Le griffon finit par s'immiscer dans la vie des citadins, s'entichant du petit chanoine au point de le suivre partout, des visites aux malades jusqu'à l'école. Il faut cependant savoir que l'appétit de cet encombrant animal quoique redoutable, ne s'exprime que deux fois l'an, aux équinoxes. La date fatidique approchant, le chanoine est banni, dans l'espoir que le griffon le suivra. Espoir vain, la bestiole ayant décidé de remplacer le religieux dans ses taches quotidiennes...
Tout le sel de cette histoire réside dans l'incompréhension des humains prêtant des sentiments au griffon, prenant pour de l'amitié ce qui n'était peut-être que de la gourmandise...
"D'après ce que j'ai vu des gens de cette ville", dit le monstre, "je ne pense pas pouvoir apprécier un dîner préparé par leurs soins. Ils me semblent tous lâches et minables donc égoïstes. Quant à manger l'un d'eux, vieux ou jeune, je n'y songe pas pour le moment. En fait, la seule créature pour laquelle j'aurais eu quelque appétit, était le Petit Chanoine qui est parti. Il était courageux, bon et honnête et je pense que je l'aurais savouré."
Mais quelle merveille que ce livre !
Le texte de Stockton, est publié pour la première fois aux États-Unis dans la revue Saint Nicolas, quelque part entre 1873 et 1881. Son ton et sa sagesse inscrivent d'emblée l'histoire dans un temps hors du temps. Sendak lui, choisit de lui offrir une ville d'Europe du Nord un brin médiévale.
Ses dessins tiennent parfois de l'enluminure. Ils s'installent en marge, entre deux paragraphes.
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La première image du griffon et celle de son départ envahissent la double page et se parent de la délicatesse des gravures de la Renaissance.
À aucun moment l'illustration n'écrase le texte et ne se met en avant. L'histoire se déroule avec fluidité entre les images qui lui apporte ce brin d'humour indispensable à toute fable. Vous l'aurez compris, ce livre est un trésor, témoin précieux de l'art, du talent immense de Maurice Sendak.
Le griffon et le petit chanoine
Franck R. Stockton
images de Maurice Sendak
l'école des loisirs, 1980
(première publication 1963)