trois fois Bergounioux
"Diderot se retrouve en prison pour avoir hasardé qu'il était beaucoup plus important de distinguer la ciguë du persil que de croire en Dieu."
Comme on s'octroie parfois des gourmandises, trois Bergounioux à la suite. Je n'explique pas pourquoi ce style m'emporte. La précision, le rythme, cette manière d'aller au bout de l'idée, de la sensation. De ne lâcher le mot que lorsqu'il a tout donné de son sens, de sa matière.
Mais écrire sur Bergounioux est juste au-delà de ce que je suis capable d'écrire.
Dire l'art de Bergounioux est juste au-delà de ce que je suis capable de dire.
Deux querelles.
La première est la querelle entre le philosophe et l'écrivain, entre la philosophie et la littérature, celle d'avant l'Odyssée, d'avant Gilgamesh même, celle des récits premiers. Puis l'autre querelle, qui oppose l'idée anglo-saxonne de liberté à l'idée de liberté à la française.
Un essai court et dense qui se lit et se relit pour le plaisir pur des idées et des mots.
Éditions Cécile Defaut, 2009.
L'intrusion d'une bête sauvage, la rencontre impromptue ou le long tête à tête, de loin, avec une cétoine dorée, celle-là même du grand sylvain, un écureuil, un bouvreuil, un sanglier, d'innombrables poissons. Et puis la lecture des récits des grands chasseurs aventuriers, de ceux qui traquaient le lion, le rhinocéros, le buffle... Alors, un jour, vers onze ans, l'envie de troquer la canne à pêche contre le fusil vient naturellement, dans ce pays dont Bergounioux est constitué, sculpté, pétri.
"J'ai vu le jour, si l'on peut ainsi parler dans la zone hirsute, cabossée, ombreuse, comprimée entre l'Auvergne cloquée, noircie par le feu central et l'Aquitaine qui est, comme son nom l'indique, le pays de l'eau. Les vieux noms accrochés au paysage accusaient son emprise sur la vie, expliquaient les puissants tropismes que Bachelard a inventoriés dans un style unique, hautement paysan."
Un fusil accompagne alors, sans raison, les expéditions sérieuses au long des ruisseaux. C'est lui qui fait que l'on épie différemment le moindre bruit et que ce bruit devient la possibilité d'une bête légendaire.
Philippe Ségéral illustre ce texte de dessins à la mine de plomb où se côtoient des carpes incertaines et la majesté d'un vieux sanglier solitaire, la noblesse d'un brocard.
"Rien ne m'avait préparé à la mort sanglante que j'allais administrer. Je ne voyais pas ma cible. L'écureuil a fait un bond prodigieux avant de retomber sur le sable où il n'a plus bougé. Je ne parvenais pas à croire qu'il était à ma disposition. J'aimerais bien, maintenant, n'avoir jamais tiré. Mais je sais aussi de quelle infirmité profonde j'avais été instantanément lavé, quelles privations, misère, ignorance congénitale ont été, d'un coup balayées. Lorsque j'ai tendu la main pour saisir le petit corps, c'était comme en rêve ou bien comme lorsque l'hiver enfantin avait figé la rivière, cassé nos encriers, cloué au sol les oiseaux. Mais c'était différent, aussi. La dépouille était chaude, poissée de sang. J'en avais plein les doigts. C'est alors que j'ai mesuré ce que j'avais fait, découvert la blessure en plein coeur." Chasseur à la manque, Gallimard, collection le Promeneur, 2010
Le Bois du Chapitre est un chemin vers la réalité. Depuis le monument aux morts de Brive, les commémorations du onze novembre, les Poilus de moins en moins nombreux, puis les livres, les cartes, les noms - Douaumont, Vaux - les photos plongées dans d'éternels crépuscules, les masques à gaz, les silhouettes perdues... Le Bois du Chapitre est un chemin vers les champs de bataille de la Première guerre mondiale, ou ce qu'il en reste. Des champs de bataille retournés à la nature, des bois vides et absents.
"On est de trop. Ce que [la terre] pouvait accepter des hommes, elle l'a subi une bonne fois pour toutes. Elle les a accueillis en son sein en plus grand nombre qu'il n'en pouvait contenir. Elle en est pétrie, saturée, faite. Il n'y a plus place pour nous, pour rien, pour personne, ici. On ne peut que se taire et puis se retirer. " Éditions Théodore Balmoral, 1996
Cette écriture m'impressionne, me laisse sans voix. Lire Bergounioux est un long éblouissement, une jubilation qui demeure longtemps après avoir refermé le livre.