l'éternel # 2
Commençons par un soupçon d'honnêteté qui me dédouanera du reste. Je suis très fan de Joann Sfar. Depuis Petit vampire va à l'école, depuis le Chat du rabbin, je suis fan. J'ai aimé son film sur Gainsbourg qui ne ressemblait à rien d'autre. Et même si j'ai parfois du mal à suivre son hyperactivité créatrice, je ne me lasse pas. Plus que son trait, je crois que c'est le côté touche à tout qui a fini par me fasciner. Jusqu'au jour où on découvrira que Joann Sfar, en réalité, ce sont des quadruplés : un qui dessine, un qui réalise des films, un qui parle dans le poste avec un fond d'accent niçois et le quatrième qui vient de se fendre d'un roman, une petite chose de 455 pages.
Je l'avoue, les romans de vampires, ce n'est pas ma coupe de sang. Et, pour tout dire, je trouve franchement risqué de se lancer dans ce genre galvaudé, resucé, pour ne pas dire exsangue.
Entre L'éternel et moi, tout avait commencé par un atroce malentendu lorsque François Busnel, invitant Joann Sfar dans sa Grande librairie, avait présenté ce texte comme, je cite, "l'un des livres les plus cruels, les plus sombres, les plus violents et, osons le mot, qui n'est pas français, tant pis pour l'Académie, les plus trash et gore qu'on n'ait jamais lu." Et moi, je suis du genre très impressionnable. Alors, j'ai failli ne pas le lire. Juste pour ça. Mais je suis aussi très curieuse. Heureusement. Parce qu'il faut avouer que finalement, il n'y a pas de quoi fouetter un chat noir. Et depuis, j'avoue que je m'interroge sur ce monsieur Busnel, pire chochotte que moi, si c'est possible.
L'éternel,donc. La référence religieuse est posée dès le titre. Notre vampire sera juif, ce qui n'est pas commun, loin s'en faut. Allez chasser un vampire juif avec un crucifix, il vous rira au nez. Surtout que celui-là, en plus, est devenu absolument incroyant.
En 1917, Ionas Fuhrman est amoureux, croit encore en Dieu et attend la fin de la guerre dans une boucle de la Volga avec son frère Caïn, d'autres cosaques et des filles. Un début de roman picaresque, paillard, drôle à force d'être grinçant. Cette première partie du livre est emportée par un souffle tout ce qu'il y a d'épique, le style à vous accrocher par le col sur le thème lis-ça-et-tais-toi. Puis Ionas est tué, enfoui sous une montagne de cadavres pendant que son frère épouse sa bien-aimée. Des trucs à vous faire regretter d'être mort. Il revient donc au monde sous les traits d'une créature assez cousine du Nosferatu de Murnau...
Ionas était couvert de sang et un monstre lui faisait face en le dévisageant : crâne gris argent, oreilles déchiquetées, dents de brochets et yeux fendus de pupilles félines. (page 105)
Il a l'air du Cri de Munch, d'une araignée d'Odilon Redon. Voilà. Penser qu'il ressemble à un octopode. Oublier qu'il a tout du chat égyptien. Si ça se trouve, il sait mordre sans déchirer. Je voudrais être son morceau de poulet. (page 280)
Ionas traine sa condition de mort-vivant comme un boulet métaphysique, se plonge sans satisfaction dans l'écriture, répugne à donner la mort au point de finalement s'en abstenir. Ce parcours chaotique le mène tout naturellement, une centaine d'années plus tard, dans les bras de la psychanalyse, sous la forme, enfin sous les formes rebondies d'une analyste ukraino-new-yorkaise. Le vampire tente la psychanalyse pour retrouver le chemin de la mort, la sienne et celle qu'il pourrait donner à nouveau. Sans grande conviction...
- Eh bien, docteur Rebecka, je n'ai jamais pris la psychanalyse au sérieux. Je sais que c'est une connerie; mais par pitié, ça doit rester une connerie juive. (page 283)
Plus loin...
- Ne me prenez pas pour un ennemi, Rebecka ! J'essaie juste de vous dire que si on tente, comme moi, de sauver la psychanalyse, on est contraint de la réfuter comme science exacte et de ne garder que son aspect poétique, littéraire, et, pardonnez-moi de le dire, religieux. (page 284)
Cette seconde partie vire au foutraque le plus total. On jubile de tant de désespoir, on se laisse aller au vol vertigineux de la créature, on rit franchement en suivant le couple hallucinant du vampire hiératique et de la psychanalyste quillée sur des stilettos de douze centimètres. Une mention spéciale aussi aux grandioses personnages secondaires : la redoutable goule rousse enceinte jusqu'aux yeux de vengeance et de sang, la mandragore meurtrière et amoureuse, le loup-garou dragueur et velu, fatalement italien. Et ne me demandez pas ce que fait H.P. Lovecraft dans cette histoire, je ne vous le dirai pas.
Comme à son habitude, Joann Sfar fait dans la démesure. Une démesure jubilatoire issue d'une imagination sans borne, portée par un style efficace, redoutable même, qui vous porte au bout du livre sans même que vous ne vous en aperceviez.
Alors soyons francs, si vous tenez à votre brushing et à votre dignité, n'ouvrez pas ce livre. Vous n'en sortirez pas effrayé, n'en déplaise au monsieur bien coiffé de France 5, mais vous risquez bien de finir dépeignés, débraillés, un peu malmenés, très heureux de l'expérience et secoués de restes de rire.
Noir, le rire, mais tout de même.
Joann Sfar
L'éternel
Albin Michel, 2013