tranchecaille
1917
L'offensive du Chemin des Dames charrie la boucherie que l'on sait. Le soldat Jonas, surnommé Tranchecaille, est accusé du meurtre de son officier. Le capitaine Duparc est chargé de sa défense. Le conseil de guerre approche.
Les voix des protagonistes de cette affaire à l'issue trop certaine se répondent dans de courts chapitres de quelques pages à peine. Des voix sorties des tranchées, de l'arrière, émergeant de l'absurdité glaciale de cette guerre. Le portrait du soldat Jonas se construit par touches contradictoires. Qui est-il ? Un pauvre gars, égaré comme les autres, avec son uniforme trop grand, dans une horreur qui le dépasse... Ou est-il un véritable assassin...
"Tenez, sa façon de saluer. de la main gauche. Et de présenter les armes à l'envers. Elle lui a valu je ne sais combien de motifs. Croyez-vous que ça y a changé quelque chose ? Il n'était pas plutôt sorti du gnouf que le premier gradé croisé, pan ! la main gauche. Pourquoi pas la crosse en l'air ? Mais voilà, Jonas est gaucher. Un vrai gaucher, dyslexique. De ceux qu'il ne faut pas contrarier à ce qu'en disent les bonnes âmes. Il finissait par convaincre que s'il ne se corrigeait pas, ce n'était nullement par mauvais esprit, mais parce qu'il en était incapable."
Le récit avance au gré des offensives, des morts par centaines. Qui échappera à la tuerie ? Mais même en survivant, y échappe-t-on vraiment ? "Vous avez connu l'horreur, les copains hachés par la mitraille. Les corps qui se décomposent, pendus aux barbelés, les mourants qui appellent leur mère, des jours durant, entre les lignes, jusqu'à ce qu'un tir les achève. Parce qu'il faut bien que quelqu'un le fasse, mon Dieu. Et ce quelqu'un, c'est vous."
Mais la vraie question qui hante les officiers, au front et à l'arrière, c'est le moral des troupes, les tentations de rébellion, de désertion. Tout est bon pour étouffer dans l'oeuf les tentatives de fraternisation avec l'ennemi.On se parle d'une tranchée à l'autre, on ne s'envoie pas que des grenades, pas que de la mort, on s'envoie du tabac, du chocolat, du schnaps, avant de recommencer à s'étriper.
"Cette guerre s'éternise, les hommes renâclent. L'insubordination... les mutineries... les fraternisations, même. La dernière en date a eu lieu dans le secteur. je ne vous apprends rien, je pense. Nos soldats ont échangé de la nourriture avec l'ennemi. Ils ont fini par la manger ensemble... Il faut casser ça tout net. Pas un régiment n'est à l'abri. On commence par s'échanger du chocolat, on finit par zigouiller ses supérieurs."
La force de ce livre est dans ces voix mêlées, accablées, dans la faconde des discours, dans leur froideur calculée, dans l'écriture magnifique de Patrick Pécherot.
"Les sillons sont abreuvés de sang impur à flanquer la courante. La grosse colique pierreuse. Avec l'argile jaune et les mottes bien noires qui vous giclent à la gueule. Sur les casques, la caillasse tambourine. Ça lansquine dru, des silex et des sédiments. Le minéral est chamboulé dans les profondeurs. Il en est soufflé. Il crache des fossiles et des ossements. C'est la nuit des temps qui tombe."