tous les enfants grandissent, sauf un...
Il y a des jours comme ça où on est brusquement rattrapé par le syndrome du "mais-comment-pourquoi-je-n'ai-pas-encore-lu-ça". Retrouvé en furetant sur une étagère de vacances parmi d'autres livres à la tranche bleue, daté de Noël 1955, et dégageant une odeur de vieux papier confortable, d'encre douce...
Peter Pan, pour moi, représentait un genre de grand écart passablement inconfortable entre le dessin animé des studios Disney et la BD de Loisel, si proche de Dickens, incontournable de noirceur magnifique, avec son irrésistible Clochette. "Ce n'était pas vraiment une lumière mais une source d'éclats lumineux successifs qui, s'interrompant durant une fraction de seconde, permit de voir qu'il s'agissait d'une fée, pas plus grande que la main et encore dans l'enfance. Elle s'appelait Tinn-Tamm et était vêtue d'une robe de feuilles ravissante, au large décolleté carré qui mettait en valeur sa silhouette légèrement encline à l'embonpoint." "Cette fée-là, c'est un p'tit morceau de gâteau, nappé de susceptibilité." (Régis Loisel, tome 2, Opikanoba) Le roman de James Matthew Barrie, publié en 1911, se situe quelque part entre les deux.
" Tous les enfants grandissent sauf un. ..."
... et celui-là est inquiétant, capricieux, léger, inconstant, sans coeur, un enfant dans toute sa splendeur. Peter Pan ne s'alourdit pas de souvenirs ni de tendresse, pas plus qu'il ne s'embarrasse d'une mère. Les mères empêchent de voler, vous retiennent dans leurs bras trop aimants et, à coup sûr, vous empêcheraient d'affronter des pirates ! Chez les Darling, il y a une mère de la pire espèce, du genre à être inquiète lorsque ses enfants disparaissent brutalement , laissant derrière eux la fenêtre de premier étage ouverte. Encore que... "Cette âme romanesque ressemblait à ces petites boites gigognes qui nous viennent de l'Orient mystérieux - vous avez beau les ouvrir l'une après l'autre, il y en a encore une plus petite à l'intérieur. Et sur sa bouche doucement moqueuse flottait un baiser que Wendy ne pouvait jamais cueillir bien qu'il fût là, palpitant à la commissure droite des lèvres."
Fort heureusement, une mère, ça s'oublie vite. "Mais je crains bien que Wendy ne se souciât guère de son père et de sa mère; elle était persuadée qu'ils garderaient toujours la fenêtre ouverte pour son retour, ce qui lui laissait l'esprit tout à fait libre. Ce qui, en revanche, la perturbait parfois, c'était que John n'avait qu'un vague souvenir de ses parents tandis que Michael était tout disposé à la prendre pour sa vrai mère." Je crois que c'est cette dernière partie de phrase qui a commencé à me traumatiser... Et je n'étais pas au bout de mes peines!
"- Où as-tu mal, Peter ?
- Ce n'est pas de ce genre de souffrance, répondit Peter d'un air sombre.
- Alors, quel genre, dis-moi ?
- Wendy, tu te trompes à propos des mères.
Ils se rassemblèrent tous autour de lui, apeurés, tant son agitation était alarmante; alors, avec une belle candeur, il leur révéla ce qu'il avait jusque là caché.
- Il y a longtemps, dit-il, j'ai cru comme vous que ma mère garderait toujours la fenêtre ouverte. Je suis donc resté absent durant des lunes et des lunes et puis je suis revenu mais la fenêtre était condamnée car ma mère m'avait oublié et un autre petit garçon dormait à ma place dans mon lit.
Il n'était pas certain que Peter dît la vérité, mais il croyait la dire et les autres prirent peur.
- Tu es sûr que les mères sont comme ça ?
- Oui.
Donc à propos des mères, il ne se trompait pas. Les monstres ! "
Des pères, il n'en est pas trop question, si ce n'est pour en relever les excentricités. Pauvre monsieur Darling, déjà mis à mal par l'existence même de ses enfants, puis par leur absence.
"- George, dit-elle timidement, tu es toujours aussi rongé par le remord, n'est-ce pas ?
- Toujours, ma très chère. Vois mon châtiment... Vivre dans une niche.
- Mais c'est bien une punition, n'est-ce pas, George ? Tu es bien sûr que tu n'y prends aucun plaisir ?
- Mon amour ! "
Je me suis laissée emporter par la noirceur de l'histoire, par le désespoir qui s'en dégage. La mort rôde sans cesse parmi ces pages faussement joyeuses, parmi ces paysages éternellement crépusculaires. "Tout étant prévu avec une ingéniosité diabolique, la plupart des Peaux-Rouges s'enveloppèrent dans leurs couvertures et, avec le flegme qui, pour eux, représente la quintessence de la virilité, ils s'accroupirent au-dessus de la maison des enfants, attendant l'heure blafarde où ils sèmeraient la mort livide."
Le Capitaine Crochet, à mille lieux du bouffon de farce, est un personnage d'une grande élégance, un dandy fragile et cruel. Mais Peter Pan, c'est aussi la grande aventure, les pirates, les Indiens, les sirènes, les cachettes dans les arbres, un crocodile obstiné. Neverland est une île de Cocagne où tout est possible. Une île où, lorsqu'on est un enfant perdu, on n'a d'autre choix si l'on grandit que de devenir pirate. Ou de mourir.
ill. Jan Ormerod
Je crois que je n'ai jamais autant truffé un livre de ces petits marque-pages en couleur qui me servent à retrouver les passages importants. Cette histoire ne peut laisser indifférent. Je me demande parfois si aujourd'hui, dans notre époque politiquement correcte, on pourrait encore écrire, publier Peter Pan...
Mais la découverte de ce texte m'a laissé un sentiment de malaise. Vous l'avez compris, le sort qui y est fait aux mères... Mais peut-être aussi est-ce parce que, finalement, et malgré tous mes efforts, j'ai fini par devenir un peu adulte...
extraits tirés de la traduction d'Henri Robillot,
Folio junior, 1988