Ponti comme discipline olympique
Je ne suis pas sportive.
J'en entends d'ici qui ricanent.
Mais si vous saviez à quel point j'assume...
Cependant, il est des fois où l'activité sportive se pointe au débotté, vous oblige à déroger à vos habitudes, surtout s'il s'agit de faire plaisir à la progéniture. Jusqu'à présent, je m'estimais chanceuse. J'avais réussi à échapper à l'acccrobranche et autres toboggans remplis d'eau chlorée. Mais là, je ne me suis pas méfiée, et j'ai eu tort.
Imaginez la scène, tendre et idéale, Petitou sous la couette, moi qui me vautre mollement m'assois sur le bord du lit. Et là, sans sommation, l'autre machiavélique me balance le truc sous le nez, au risque de me crever un oeil : "Maman, ce soir on lit ce Ponti, celui de la médiathèque !"
Joie, bonheur. La prochaine fois, j'irai seule.
Je me revois, l'après-midi même, tentant de glisser l'album en question dans mon cabas. En longueur, ça ne rentre pas. En largeur, on ne peut plus attraper les poignées. Quand je vous dis que j'aurais dû me méfier.
Faisant fi de mes réticences, je me lance, confiante, dans la lecture du mastodonte. Car tout commence par là : les dimensions de la chose. Un généreux format à l'italienne de 41 x 29,5 cm. Ce qui nous fait, une fois ouvert, 82 cm de longueur. À 29€, vous avez le sentiment d'en avoir pour votre argent, me direz-vous, mais je vous rappelle que nous l'avions emprunté. Vous serez aimable de vous en souvenir en lisant la suite : je souffrirai donc gratuitement.
Bih-Bih est une créature vêtue de bleue et de blanc, tout comme Alice, son illustre devancière. Et comme elle, Bihi-Bih va tomber, tomber, tomber... À cette différence près que l'héroïne de Claude Ponti emporte le monde avec elle. Car l'affreux Bouffron-Gouffron vient de boulotter la Terre et dans son ventre, c'est l'univers entier que l'on retrouve, cul par-dessus tête, capharnaüm inextricable.
Commence la quête de Bih-Bih, cherchant le sésame qui sauvera le monde. Nous en sommes à la page 18. Les infinis détails du dessin de Claude Ponti nous invitant à de longues haltes contemplatives, voici le moment où s'invite la crampe dans le bras, voire la légère mais sournoise douleur dans l'épaule. Que voulez-vous, je n'ai plus vingt ans.
Et c'est là que ça se corse, comme dirait mon amie Bree. La ligne de texte, jusque là sagement rangée sous le dessin, se glisse à la verticale, m'obligeant à pencher l'album de 90° vers la droite, un album qui, du coup, mesure désormais 29,5 x 82 cm de hauteur.
Vous allez sans doute trouver ces considérations mesquines, mais je vous rappelle que je suis au bord de la crampe. Cette manoeuvre soulage l'épaule droite, mais accable la gauche. Prête à tout pour l'élévation littéraire de mon fiston, je poursuis bravement ma lecture, tout en me disant qu'il faudra que je lui rappelle cet épisode, si d'aventure, un jour, je devais lui raconter à quel point je me suis sacrifiée pour son éducation.
Le calvaire, jusqu'alors simplement articulaire, devient insidieusement une torture langagière. Vous allez voir que je n'exagérais pas en parlant d'entraînement préalable nécessaire.
"Greu zui greu grontent greu tu mé grélivré greu la glasse", dit l'autre étrange animal, "greu mappell Greupansse Popille, et greu teudi meurci, greu greudi greutu greu gresse-piré danlo, et greu tu groi gressengrou gran gras... grogrevoir ! "
Essayez donc de lire ce texte avec naturel et un bras en l'air, vous m'en direz des nouvelles... Heureusement, de belles images de fond sous-marin sont là pour me soutenir le moral, parce que sans ça...
L'album retrouve sa position de départ à la page 28. D'ailleurs, j'en profite pour affirmer la supériorité éclatante de l'oeuvre de Ponti sur celle de Tullet : on peut retourner un album de Ponti dans tous les sens, son contenu reste bien en place, rien ne se mélange, contrairement à un certain album rempli de pois qui roulent... Vous pouvez ainsi emporter Bih-Bih en bateau. Même par gros temps, il restera en l'état. Lui.
Arrivent les pages 32 et 33, véritable ode aux arts du monde, grâce auxquelles vous pourrez passer pour un puits de culture aux yeux de vos enfants, à moins qu'ils ne soient, comme Petitou, expert ès Quai Branly et ne vous ridiculise en deux mots. Vous dirai-je qu'en plus maintenant, à force, j'ai mal au dos, et vous entreverrez l'étendue du martyre que j'endure.
Pourtant la conclusion de l'histoire approche, avec un feu d'artifice verbal, qui dans l'état d'exaspération dans lequel je me trouve désormais, me fait regretter de m'être lancée dans cette aventure sans préparation.
"Ils entrent dans le château pendant que ça tournicibouline de plus en plus fort. Les miettes de la Terre se recollent aux morceaux de l'Ooïpopoille qui grandissent et s'énormisent. Car le gigantesque énormissement tourniboulinique risque de faire s'éclapetter la peau du ventre du Bouffron-Gouffron."
Si vous n'avez jamais postillonné de votre existence, c'est le moment où jamais de tenter la chose, vous aurez des excuses...
En conclusion, je dirais:
1) que Bih-Bih et le Bouffron-Gouffron, loin d'être l'Alice de Claude Ponti est un vrai conte de création du monde, mais à la sauce du papa d'Adèle,
2) que je suis une mère qui respecte la liberté de son enfant en lui permettant de se construire une palette de goûts indépendants des siens,
3) que je m'inquiète de la préparation physique des bibliothécaires et enseignants lorsqu'ils doivent aborder ce genre d'album.
Une dernière chose ! Hier soir, Petitou est rentré, fier comme un pape, avec son livre de l'abonnement de l'École des Loisirs... Je vous laisse deviner ce que c'était... Mais dans un format inférieur d'un bon tiers, c'est de la triche !
Claude Ponti
Bih-Bih et le Bouffron-Gouffron
l'École des Loisirs
2009