moby & me
Il est des livres qu'il faut avoir lu. Ne me demandez par pourquoi justement celui-là , pourquoi Melville et pas Proust, pourquoi Melville et pas Joyce, je n'en sais rien. Moby Dick m'habitait, me trottait dans la tête.
J'ai longtemps été persuadée qu'il se trouvait dans la bibliothèque de mes grands-parents, sous une couverture de cuir bleu marine, je revoyais même les bestioles entrelacées sur le dos du livre. Après recherches, il semblerait que tout cela n'était que le fruit de mon imagination. Je l'ai donc commandé, longtemps attendu (non, Mr K., ce n'est pas un reproche), puis mis à faisander un an au milieu de la pilalire... Une fois mûr, je l'ai embarqué dans le cabas des vacances, avec quelques autres de ces congénères - livres, pas cétacés ! Mais c'est lourd quand même...
Et puis je me suis jetée à l'eau (ah ah), avec appréhension, certes, mais motivée comme jamais depuis que j'avais lu dans Elle quelque part, que Moby Dick était LE livre favori de Barack Obama. À quoi ça tient, parfois...
Je ne vous dirais pas que cette lecture fut aisée, facile, fluide. Non, Moby Dick est de ces textes qui résistent et auxquels on s'accroche d'autant plus qu'ils ne se livrent pas. De ces rencontres qui pourraient finir comme ça...
De longues digressions sur les cétacés, la vie à bord du baleinier, Nantucket, les techniques de chasse à la baleine et tout à coup des fulgurances qui vous laissent sans voix, la mort poignante et magnifique d'un cachalot, le respect mystique du baleinier pour la bête qu'il pourrait abattre. La baleine est partout. Elle est l'huile de la lampe, elle est le repas exceptionnel, elle est la jambe du capitaine.
"Qu'un mortel puisse faire son aliment de l'animal dont s'alimente sa lampe, et qu'il puisse, comme Stubb, le consommer à sa propre lumière (ou tout comme), c'est là une chose si surprenante et bizarre d'apparence...[...] Le fait est que le cétacé, au moins parmi ceux qui le chassent, serait assurément considéré comme un plat noble, n'était qu'il y en a vraiment trop; c'est que si vous vous attablez devant un pâté en croûte d'une bonne centaine de pieds de long, cela vous ôte un peu l'appétit."
Il faut lire ce livre en s'étant délesté des modernes considérations sur la chasse à la baleine, sur la condition animale. Moby Dick ne saurait supporter ce genre d'anachronisme, même si des scènes d'un terrifiant baroque prennent à la gorge, au sens propre du terme.
"Tel un martyr obèse sur le bûcher, ou tel un misanthrope se consumant soi-même, une fois allumé, le cachalot fournit son propre combustible et brûle au feu de son propre corps. Que ne consomme-t-il pas aussi sa propre fumée ! Car c'est une chose horrible à respirer que cette fumée, et non seulement vous ne pouvez pas ne pas la respirer, mais il vous faut vivre dedans pendant un certain temps. Elle est d'une âcreté féroce et hindoue, d'une odeur comme il ne peut en exister qu'au voisinage des bûchers funéraires. Elle sent comme l'aile gauche des armées sempiternelles au jour du Jugement : c'est une preuve décisive de l'existence de l'enfer."
J'ai rencontré dans ce livre des morceaux de bravoure littéraire d'une grande modernité...
"Je professe le plus grand respect pour les obligations religieuses de tout individu, quel qu'en soit le ridicule, et je me sens du fond du coeur incapable de mépriser même une congrégation de fourmis adorant un champignon vénéneux, ou encore telles autres créatures de ce globe où nous sommes, serviles à un point qui n'existe sur aucune autre planète, qu'on voit faire révérence devant le buste d'un défunt propriétaire terrien en considération exclusive de la vastitude excessive des biens possédés de nom par ce cadavre."
... des moments d'une sauvagerie toute réjouissante, qui accrochent le lecteur, le forcent à continuer.
"Oh ! Dieu, naviguer avec un équipage si furieusement païen, où pas un homme ne se souvient d'avoir eu une mère de la race humaine ! Tous mis bas quelque part sur l'océan qui grouille de requins ! C'est leur Gorgone à eux, cette Baleine Blanche ! "
... mes idées fixes confortées, encore que j'aurais plutôt soutenu la thèse inverse...
"Directement liée à l'aventure de Persée et d'Andromède est la fameuse histoire de saint Georges avec le Dragon; ce dragon ayant été, je le maintiens et le soutiens, une baleine; car dans d'innombrables vieilles chroniques, baleines et dragons sont curieusement mêlés, étrangement confondus, et souvent pris les uns pour les autres. "Tu es comme un lion des eaux et un dragon de la mer", dit Ézéchiel, parlant sans ambage de la baleine, à tel point que certaines version de la Bible usent du nom lui-même. J'ajouterai que cela enlèverait bien du lustre et retirerait beaucoup de gloire à son exploit, si saint Georges n'avait affronté qu'un tortillant reptile terrestre au lieu de livrer sa bataille au grand monstre des profondeurs. N'importe qui peut tuer un serpent, mais il n'y a qu'un Persée, un saint Georges ou un Coffin pour trouver en eux-même assez de coeur pour marcher intrépidement au-devant de la baleine."
... des lignes d'une beauté douloureuse...
"Et il est juste aussi que sur le déploiement des ces plaines marines, que sur ces amples, mouvants pâturages de l'océan, qu'au-dessus de ces vastes fonds des quatre continents, les vagues roulent et se lèvent, se creusent et se gonflent incessamment; car des millions d'ombres et de fantômes, de rêves engloutis, ténébreux noctambules, et de songes noyés s'y entremêlent; tout ce que nous nommons la vie et l'âme, les vies, les âmes sont là qui rêvent sans finir; et qui se tournent comme des dormeurs sur leur lit, aussi les vagues éternelles ne sont-elles rien que le battement de leur inquiétude. "
Et comme je touchais au but, comme l'ombre du grand cachalot blanc se précisait, comme la folie d'Achab rendait l'air irrespirable, les cent dernières pages se montrèrent les plus rétives et ce livre se transforma en boulet. Le genre qu'on n'a ni la force de lire, ni la force d'abandonner. Mais j'en suis venue à bout, j'ai égrainé les pages une à une, embarquée malgré moi dans cette quête délirante, jusqu'à son dénouement brutal, instantané.
J'ai lu Moby Dick.
cabas © La Marelle