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Il y a des jours où la petite musique d'un livre, entêtante et douce, devient légèrement obsédante et se suffit à elle-même. Il y a des jours comme ça où je n'ai pas envie de faire ma maligne, où je n'ai pas envie de faire ma brillante, de faire péter le mot, de faire claquer la phrase. J'ai lu cet album à la librairie, puis je l'ai refermé et je l'ai pris. Il était immédiatement devenu mien.
Une fillette quitte sa mère sur un quai de gare, et monte à bord d'un monorail pour rendre visite à sa mère-grand qui vit à la campagne. Et c'est tout. Et ça suffit. Pas de galette ni de pot de beurre, juste le voyage. Mais quel voyage !
Dix-huit doubles pages d'un long format à l'italienne traversé d'une simple ligne horizontale. De la grande ville jusqu'à la lointaine campagne, la ligne 135 conduit la petite fille à travers des paysages en noir et blanc, juste au trait, le trait délicat d'Albertine.
Les trois wagons plantés au milieu de la page sont vert. D'un vert qui prête à débat.
- Tu vois ça vert ou jaune, toi ?
- Vert.
- Ouais, vert.
- Sur la couverture, à la lumière, je dirais plutôt jaune, mais là, c'est vert.
- Ça m'arrange, vert.
Vert, donc. Un vert énergique et éclatant, qu'on retrouve sur les pages de garde et la tranche de l'album.
Au fur et à mesure du voyage, alors qu'on s'enfonce dans une nature de plus en plus présente, une belle étrangeté s'immisce dans le dessin, sous la forme d'animaux bienveillants et bizarres, de constructions branlantes, de centaines de fleurs dansant au gré du vent.
Le texte de Germano Zullo éclate d'économie, de minimalisme parfait. Car il n'est ici question que du déroulement de la vie, de ce qu'on en comprend pendant qu'elle défile, de ce qu'on y met pendant qu'elle file. Et on en vient à douter que le train avance vraiment, on en vient à se demander si ce n'est pas simplement le monde qui court autour du train. Le train, réminiscence d'un voyage au Japon, emporte l'enfant d'un lieu à l'autre, d'un âge à l'autre.
Comme avec les Oiseaux, Albertine et Germano Zullo transcendent allègrement les catégories d'âge qu'on tenterait de plaquer sur leur travail. On se fiche éperdument de savoir à qui cet album est destiné. Ou plutôt non, il est simplement destiné à qui l'aimera, à qui saura goûter cette oeuvre sensible, fine, bouleversante, au lecteur qui se penche sur le chemin parcouru, au lecteur qui devine la route encore à faire...
Ma mère et ma grand-mère disent que je suis de toute façon bien trop petite pour contenir l'entier du monde.
Ma mère et ma grand-mère disent que c'est déjà tellement difficile d'apprendre à faire le tour de soi-même.
Je ne comprends pas toujours très bien ce que disent ma mère et ma grand-mère.
ligne 135
Germano Zullo & Albertine
La joie de lire, 2012