les piqués de Peake # 3
Avez-vous le pied marin ?
Il va falloir.
Je vous dis ça, mais moi, j’ai le mal de mer. J'ai cru mourir, un jour, dans le ferriboite qui va du Vieux-Port aux îles du Frioul. À quai. Et voilà que j'ai la prétention de vous embarquer pour les îles anglo-normandes. Tout ça pour accompagner monsieur Albert Lemant sur les traces de Mervyn Peake. Et ce disant, je ne suis pas peu fière d’accueillir ici un piqué de première importance. Que dis-je, un piqué… Avec Albert Lemant, nous entrons dans la confrérie nettement plus chic des Peakies. Ceux qui, à bord du HMS Gormenghast, navire de Lord Marmaduke Lovingstone, le héros des Lettres des Isles Girafines, ont fait LE voyage.
Le voyage de Sark !
carte des îles Anglo-Normandes
almanach de la Nouvelle Chronique de Jersey, 1891
" Comme la plupart des mabouls du club des Peakies je suis rentré dans la confrérie lors de la sortie chez Stock dans les années 70 de la trilogie Gormenghast... et comme pour tous les autres, inutile de dire que ça a changé ma vie d'artiste, de bibliophile, de lecteur, etc, etc... Comme les autres je passais mon temps à chercher l'édition rare, à transmettre la bonne parole en bassinant tout le monde lors de soirées en disant : "mais vous ne connaissez pas Mervyn Peake ? Quelle chance vous avez !"
Mais ma "rencontre", ma vraie rencontre, est singulière...
J'habite dans les Pyrénées un tout petit village dans une vallée un peu labyrinthique, un peu magique, les Baronnies... Les vacanciers épris de calme, de marche, et de rapaces, viennent se reposer par chez nous.
Les Britanniques notamment...
Il y a une quinzaine d'années je vais (alors que je ne vais jamais à ce genre de manifestations) à un repas de fête dans un village voisin et faisant la queue avec mon assiette remplie de charcutailles, je vois au bout d’une grande tablée un petit couple assez âgé et un peu timide se tenant à l'écart des ripailles bigoudannes. Bizarre comme on reconnaît un anglais à sa façon de "pichiguer" dans son assiette. Je m'assois aussitôt à côté d'eux pour lier conversation....
Nous sympathisons vite et je commence à parler de ma vie ici, de mon métier, la gravure, les livres, les illustrations... Inévitablement à un moment j'évoque le nom de Mervyn Peake. Les yeux de la vieille dame anglaise (forcément bleus) s'illuminent alors.
" When I was a young girl, I played on his knees you know ?..."
"J'ai joué sur ses genoux lorsque j'étais enfant !..."
En fait lorsqu'elle était petite fille, ses parents étaient les voisins des Peake et cette dame était l'amie du fils de Peake, Sebastian....
Une chose que j'ai toujours sue : le hasard, ça n'existe pas
Je suis bien sûr resté en contact avec ce couple anglais, la dame, la petite fille s'appelait Kate Dessau. Couple qui m'a ensuite donné le contact avec Sebastian. J'ai eu quelques échanges de courrier et de téléphone avec lui et c'était émouvant.
Et utile puisque quelques années plus tard grâce au soutien de l'éditrice Joëlle Losfeld, et avec mon amie Nicole Caligaris, nous avons entrepris de réaliser une "folie", un "road-movie" sur les traces de Peake sur l'île de Sark. Une île improbable face à Guernesey.
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Peake y a vécu à deux moments de sa vie dans les années 30 puis 40. Ce livre devait être une vraie-fausse fiction relatant le voyage de deux "idiots du village" partis sur les traces de leur idole, traces qui avaient presque toutes disparues (mais pas tout à fait...). Mélangeant fiction et réalité, carnet de voyage et bio-bibliographie de Peake, ce livre " Tombal Cross" n'a pas été ce que nous voulions, trop compliqué sûrement, on ne passe pas aussi facilement entre les coups de lames de Steerpike, on ne sort pas comme ça de l'antre de Swelter... |
Mais il s'était passé quelque chose pendant ce voyage.
Nous étions partis à sept. Sept amis amoureux de Peake, des îles, des livres...
Il n'y a pas eu qu'un seul livre en fait. Il y en a eu encore un autre " Gormone", un livre de gravures (sept) dont le texte relatant ce "voyage" avait été écrit par un des sept "voyageurs", Christophe Caillé, et tiré à 77 exemplaires...
gravure extraire de "Gormone"
Puis il y en a eu encore un autre "les Peakies"... tiré celui-là à...7 exemplaires...
Titus Groan, 77 ème comte de Gormengahst...
Un voyage...initiatique en somme...
la dernière maison habitée par la famille Peake ( des travaux ont été faits depuis )
un panneau indicateur de la présence de Peake sur l'île ( le seul )
un morceau de l'architecture étrange du château dit " la Seigneurie",
siège des comtes de Beaumont, anciens seigneurs de l'île, jusqu'à récemment.....
[L'île de Sercq est composée de deux parties reliées entre elles par un isthme de trois mètres de large : la Coupée. Le genre de sentier délicieux qu’on ne pouvait franchir qu’en rampant par gros temps, avant la construction du parapet, une promenade pour équilibriste, un délice de Peakies… ]
Bien sûr que nous l'avons passée la Coupée, passée, repassée et encore repassée... L'île de Sark (nous ne disons jamais Serq entre nous! Serq... Berk! C'est bon pour les contrebandiers de Moulefrites ! Pas pour des habitués de l'Amiral Benbow comme nous !), l'île de Sark, disais-je avant que vous m'interrompiez sans ambages, n'a guère de secrets pour nous, aussi vrai que deux pièces d'argent et deux pièces d'or font quatre doublons de Maracaïbo et que le Parrot du Capt'ain Trelawney s'appelait Mathusalem... C'est comme j'vous l'dis jeune dame!...
La preuve cette gravure d'époque représentant votre serviteur et sa charmante et vociférante compagne au cours d'une querelle relative à l'heure des marées du côté de Dixcart Bay, querelle qui fit vibrer les sous-bassements de la Coupée car se déroulant juste en son point central.
gravure extraite de Gormone
et puis à Sark j'ai vraiment rencontré Fuschia !...
[Fuschia Groan, la sœur de Titus, la fille aînée du 77ème comte de Gormenghast, Fuschia la rouge, la brûlante, l’incandescente Fuschia… Vous avez rencontré Fuschia ?!]
Je serais tenté de vous dire simplement: " Lisez Tombal Cross ! Mille Milliards de Mille crachats de cachalots blancs !!!!"
Tout y est dit, ou presque, à la fin du récit, de notre rencontre avec une vieille dame dont nous avions découvert l'existence quelques heures avant de repartir et qui, nous faisant rentrer dans son cosy salon, nous montra timidement son portrait peint par Mervyn Peake, 60 ans plus tôt, et que ce portrait, j'en suis encore certain aujourd'hui, était le portrait de la sauvage Fuschia dessinée par Peake pour Titus....
« Dans le salon de Gee Guille était accroché son portrait, exécuté par Mervyn Peake quand elle avait dix-neuf ans, en 1946.
Et ce que vit Dürer sur cette aquarelle, les cheveux sombres bouclés, les yeux clairs, les sourcils fournis, la bouche, ce que vit Dürer qui tremblait comme une feuille, renforça, j’en ai peur, son état gravement perturbé.
« Fuschia ! »
(Tombal Cross, Nicole Caligaris & Albert Lemant, éd. Joëlle Losfeld, 2005)
Que pourrai-je dire de plus jeune dame ?...
Que la vraie vie est toujours plus romanesque que n'importe quelle fiction ! Quelle découverte !
Moi qui n'ait jamais trouvé de trésor qu'en tournant les pages d'un livre et de préférence sous ma couette!
Pirate sans œil de verre (quoique borgne !), harponneur sans baleine, que pourrai-je dire de plus que les autres....
Les références citées par mes "collègues en Peakeries" et les passerelles qui vont de Gormenghast à Steadman, Wyeth, Pyle, Bruno Schultz, Topor, Kafka me touchent et me parlent (d’autant plus que mes propres fantômes vadrouillent du côté d'Odessa et de Cracovie ... Si vous avez lu "Bogopol" * d'Albert Lirtzmann aux éditions du Panama vous savez de quoi je parle).
Je pourrais rajouter dans les parentés : Edward Gorey [Il y a un Port Gorey à Sark !], Roman Polanski, Taddeuz Kantor, Neil Gaiman et son somptueux livre " Neverwhere" ou encore les frères Quay et leur fabuleux court-métrage "Boutiques de Cannelles " d'après Schultz....
Mais rien n'égale la montée des eaux le long des hauts murs du Château.
Rien n'égale le hululement des hiboux.
Rien n'égale le cri déchirant d'un homme emmuré dans son propre crâne.
Et personne ne peut (ni ne doit !) illustrer Mervyn Peake, sauf lui-même...
Finalement, jeune dame,
à Sark, vous l'aurez compris,
je n'ai pas seulement rencontré Fuschia....
Nous étions quinze sur le coffre de l'homme mort...
Yo-ho-ho ! et une bouteille de rhum!...
Albert
* Et j’ai lu Bogopol, d’Albert Litzmann. Et plutôt deux fois qu'une ! Je l’ai emmené avec moi à l’ombre des tours de Carcassonne… Dans ce récit, Albert né Lirtzmann fait le voyage à Odessa à la recherche de Bogopol, le mythique village de ses ancêtres. Un voyage dans le temps, en marge du temps, qui s’ouvre sur une citation de Bruno Schulz, extraordinaire et percutante - au sens d’uppercut ! Comment ne pas se sentir emporté du côté de Gormenghast en lisant ces quelques lignes…
« Chaque aube nouvelle dévoilait d’autres cheminées grandies depuis la veille et gonflées par les vents nocturnes, tuyaux d’orgues infernales. Les ramoneurs ne pouvaient se débarrasser des corneilles qui, vivantes feuilles noires, s’établissaient le soir sur les branches d’arbres, auprès de l’église, s’en arrachaient en battant des ailes puis revenaient s’y coller, chacune à sa place habituelle, pour s’envoler en bande le matin, tourbillons de fumée obscure, flocons de suie ondoyants et fantastiques qui tachaient d’un croassement inégal les raies jaunâtre de l’aube. »
(Bruno Schulz, Les boutiques de cannelle, L'imaginaire-Gallimard)
Bogopol, donc. Le village tutélaire, qui s’éloigne au fur et à mesure qu’on croit s’en approcher, le long de rues qui ont changé de nom, en remontant le cours d’une histoire de famille haute en couleurs ! « Les bottes rouges bouillonnent en toi! » Une famille aux prises avec l’Histoire, changeant elle aussi de nom et survivant à tout, malgré les cosaques, les pogroms, malgré Auschwitz!
« Quand les Drobin, je veux dire les à-nouveau-Lirtzmann, reviendront rue de la Folie-Méricourt, la première chose que leur dira la concierge, c’est : « Ah bah, vous r’voilà ! Z’êtes donc pas tous morts ? »
Et cette grand-mère ! Tellement belle qu’on la croirait inventée, mais si extraordinaire qu’elle ne peut qu’être vraie. Sarah-Léa, mémé Lisette… Un chef d’œuvre de grand-mère à vous tirer les larmes des yeux, si vous avez été petits, si vous avez eu des grands-parents… Et puis il y a celle qui accompagne… De Paris à Kiki, j’ai repensé à ce poème de Desnos, les Gorges froides… On est bien loin de Mervyn Peake… Encore que…
À la poste d’hier tu télégraphieras
que nous sommes bien morts avec les hirondelles.
Facteur triste facteur un cercueil sous ton bras
va-t’en porter ma lettre aux fleurs à tire d’elle.
La boussole est en os mon cœur tu t’y fieras.
Quelque tibia marque le pôle et les marelles
pour amputés ont un sinistre aspect d’opéras.
Que pour mon épitaphe un dieu taille ses grêles !
C’est ce soir que je meurs, ma chère Tombe-Issoire,
Ton regard le plus beau ne fut qu’un accessoire
de la machinerie étrange du bonjour.
Adieu ! Je vous aimai sans scrupule et sans ruse,
ma Folie-Méricourt, ma silencieuse intruse.
Boussole à flèche torse annonce le retour.
La moussaillonne que je suis remercie infiniment Albert Lemant pour sa patience et sa gentillesse envers mon béotisme exaspérant, pour les photos de Sark et les gravures extraites de Gormone. Ce fut un honneur !
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L'ABC de la trouille,l'Atelier du poisson soluble, 2011
Les ogres sont des cons, l'Atelier du poisson soluble, 2009
Lettres des Isles Girafines,Seuil Jeunesse, 2003
Georges et le dragon (avec Christophe Caillé), éditions Quiquandquoi, 2008
le Journal d'Emma, Seuil Jeunesse, 2007
Bogopol, éditions du Panama, 2005
le Boby Lapointe, albums Dada - Mango Jeunesse, 1998
Injures mode d'emploi, Albin Michel, 1990