gormenghast #1
C'est l'histoire d'une rencontre entre deux univers renversants. Une rencontre hautement subjective, mais qui risque de m'obséder pendant un moment. Comme ce roman, assurément.
Il y a d'un côté les "noirs" d'Odilon Redon, un univers singulier, renversant.
Et puis Mervyn Peake et sa trilogie de Gormenghast.
Ces deux-là se sont télescopés dans mon esprit et ma lecture de Titus d'Enfer a pris naturellement les contours des dessins de Redon, à mi-chemin entre rêve et cauchemar. Les admirateurs de Mervyn Peake, génial illustrateur, me pardonneront de rapprocher ces deux images que j'ai découvertes presque en même temps. À gauche, une illustration de Peake pour Alice au pays des merveilles, à droite un fusain d'Odilon Redon, Derrière les barreaux.
Je me permettrai donc d'illustrer ce billet des images de Redon car ce sont elles qui m'ont accompagnée au long de cette lecture. Je découvre aujourd'hui les dessins de Peake et ils sont bouleversants. Ils s'inviteront naturellement pour le deuxième tome.
Titus d'Enfer (Titus Groan), est le premier volume de cette trilogie - dont j'ai imprudemment commandé le deuxième tome avant d'avoir lu la moitié de celui-ci. Imprudemment, oui, parce qu'arrivée aux deux tiers, je me disais qu'il faudrait que je fasse une pause avant d'entamer le suivant. Imprudemment, oui, parce que je me suis laissée envahir par ce texte proprement incroyable. Peake commence la rédaction de Titus Groan en 1940. Ce premier tome est publié en 1946, le deuxième, Gormenghast, le sera en 1950 et le dernier en 1959.
Gormenghast est un univers noir au possible, fascinant en diable, un monde gris et pourpre, minéral, frémissant d'arbres et d'oiseaux, un livre qui devient un prolongement de la main, tant il est impossible de le lâcher une fois qu'on y a plongé.
Il serait difficile de raconter l'intrigue sans laisser à penser qu'elle est bien mince. Cinq cent quatre-vingt-douze pages (édition de poche à l'atroce couverture) à errer dans les couloirs inextricables du château des seigneurs de Gormenghast, à en épier les habitants monstrueux, magnifiques, flamboyants, glaçants, inquiétants, grotesques.
Le mélancolique Comte d'Enfer, sa monumentale épouse environnée d'oiseaux innombrables, leur fille Fuschia si délicieusement folle, Lenflure le monstrueux cuisinier, Craclosse le serviteur fidèle, le Dr Salprune et son inénarrable soeur Irma, les soeurs jumelles du Comte dont la conversation n'est pas sans rappeler celle du Chapelier fou de Lewis Caroll, l'avide Finelame, Keda et ses deux amants, Brigantin, et les chats, les dizaines de chats blancs comme un tapis ronronnant. Des personnages inoubliables et éternels, dignes des grands romans, car Titus d'Enfer est un immense roman.
Tout commence avec la naissance de l'héritier Titus.
- Ma très chère dame, aimez-vous les bébés, demanda le docteur en faisant passer la vieille dame d'une rotule sur l'autre afin de pouvoir étendre la jambe. Êtes-vous friande de ces petites créatures ?
- Les bébés ? dit Nannie Glu d'une voix qui s'anima soudain. Je pourrais les manger, ces mignons. Je pourrais les dévorer.
- Très bien, dit le Dr Salprune, très, très bien, ma bonne dame. Mais ce ne sera pas nécessaire. Je dirais même que ce sera déplacé, ma chère madame Glu, totalement déplacé dans les circonstances présentes. Un enfant va vous être confié. Ne le mangez pas, Nannie Glu. vous devez l'élever, c'est vrai, mais ce n'est pas la peine de le dévorer d'abord. Vous avaleriez l'Enfer, ha, ha, ha !
Cet enfant déboule dans un monde dont chaque acte est réglé par une étiquette pointilleuse et impitoyable. Il arrive dans un château comme vous n'en verrez jamais, car Mervyn Peake nous donne autant à voir qu'à lire. Il faut suivre Finelame dans son errance sur les tois de la forteresse, une errance qui semble pouvoir durer des jours et des jours, où l'on finit par confondre l'intérieur et l'extérieur.
- Aujourd'hui, j'ai vu une grande cour de pierres grises au milieu des nuages. Un champ immense. Personne n'y va jamais. Sauf un héron. Aujourd'hui, j'ai vu un arbre qui sortait d'un mur, et des gens qui marchaient sur l'arbre, loin au-dessus du sol. J'ai vu le visage d'un poète dans une fenêtre noire. Mais l'immense cour de pierres perdue dans les nuages est ce que vous auriez préféré. C'est un endroit merveilleux pour se distraire... et pour rêver. [...] Aujourd'hui, j'ai vu un cheval nager au sommet d'une tour. J'ai vu un million de tours. Et des nuages, la nuit dernière. J'avais froid. Mon corps était comme de la glace. Je n'avais rien à manger et je ne pouvais pas dormir.
L'humour cède parfois la place à l'absurde, à la poésie, au suspens, à la peur.
Son irruption chez les Salprune fut absolument dramatique. Irma, qui ne connaissait de l'anatomie masculine que ce qui dépasse du col et des manchettes, poussa un cri strident et ne tomba dans les bras de son frère que pour se ruer hors de la pièce dans un tourbillon de soie noire. Elle monta précipitamment dans sa chambre en faisant gémir toutes les marches de l'escalier, et sa porte claqua si fort que, dans toutes les pièces du bas, les tableaux valsèrent sur les murs.
J'oubliais, le Comte d'Enfer ne trouve de consolation qu'[...]entre les hautes murailles de livres où d'autres mondes étaient enfermés vivants dans le réseau de millions de virgules, de points-virgules, de points, de traits d'union et d'autres symboles.
Les mots finissent par prendre vie, c'en est vertigineux...
La phrase "Tu crois qu'il faut la brûler, elle ?" s'installa paresseusement dans le cerveau du Dr Salprune, qui était presque vide. La ridicule petite expression qui sommeillait sur une case fut vite expulsée par l'intrus, et, depuis le t de la tête jusqu'au e de la queue, le long mille-patte s'étendit de tout son long sur la case, pour faire un petit somme. Chaque lettre fit un clin d'oeil avant de s'endormir, et la phrase entière croisa deux fois les doigts pour conjurer le mauvais sort, car son sommeil était compté : le propriétaire de la case (et de toute la maison d'os) pouvait à n'importe quel moment cueillir les phrases qui avaient eu l'imprudence de s'assoupir au beau milieu de son cerveau, voire dans les plus obscurs recoins de ses cellules grises. Il n'y avait pas de paix véritable.
Je n'avais jamais rien lu de tel.
Titus d'enfer est un de ces livres qui vous happent voire même pourraient vous rendre passablement fou. On l'aime ou on le déteste, pour les mêmes raisons, d'ailleurs. Mais si on l'aime, c'est d'amour. Au bout de deux cents pages, j'étais terriblement mal à l'aise, tout en ayant hâte d'être au soir. Je lis le plus souvent la nuit, ce qui sied merveilleusement aux crépusculaires dédales de Gormenghast. Il y avait bien longtemps qu'un roman ne m'avait habitée à ce point. Je commence donc ici et aujourd'hui mon travail de propagande !