chère mademoiselle...
Alice Ferrières a un peu plus de trente ans, en 1941, lorsqu'est promulgué le second statut des Juifs. Elle est professeur de mathématiques au collège de jeunes filles de Murat, dans le Cantal. Elle prend immédiatement contact avec les rabbins de Montpellier, Nîmes et Clermont-Ferrand pour leur manifester son indignation, leur offrir son soutien. Au début, on se méfie un peu d'elle, mais c'est de ces correspondances que naît un engagement de chaque instant. Le 15 juillet 1941, le Comité d'aide aux réfugiés de Clermont-Ferrand lui répond ceci : "Nous sommes certains qu'avec des coeurs comme le vôtre nous arriverons à surmonter les difficultés présentes, qui ne sont dues qu'à un égarement momentané de la conscience humaine." Glaçant.
Alice Ferrières est protestante - mais incroyante, laïque, républicaine. L'ombre des persécutions contre les Huguenots plane sur son engagement, mais ce n'est pas tout. Patrick Cabanel le précise dans son introduction : "le Protestantisme est plus une mémoire, pour Alice, qu'une foi." " Ce n'est pas par charité chrétienne que je suis venue spontanément aux côtés des persécutés israélites, mais simplement parce que les injustices m'ont toujours révoltée, parce que je pense que tous les hommes sont frères et que mon devoir est de soulager leurs souffrances physiques et leurs souffrances morales." (Lettre d'Alice à Franzisca Akselrad, 15 février 1942)
Elle entretient une abondante correspondance avec des familles juives, apportant réconfort moral et soutien pratique (denrées alimentaires, vêtements). Elles les aide parfois à retrouver un emploi, au moment où toutes les portes se ferment, où certains d'entre eux se retrouvent empêchés d'exercer leur profession.
Fin 1942, son père, qui vivait avec elle, meurt. " À partir de là, [dit-elle] j'étais seulement responsable de moi-même." Alors va commencer, dans son appartement situé sur la place principale de Murat, un défilé ininterrompu de familles, d'enfants, tous juifs, transitant par le Cantal, où cherchant asile dans la région. Les enfant sont accueillis dans les internats de la ville, ceux qui ne peuvent être scolarisés sont placés dans des familles de la région.C'est encore dans son appartement que, le dimanche matin, les enfants juifs relevant des écoles chrétiennes reçoivent, en lieu et place de la messe, des leçons d'hébreu, apprennent des chants sionistes, toutes fenêtres ouverte lorsqu'il fait beau... Et Alice cuisine cacher, tout naturellement.
Murat (août 2010)
Patrick Cabanel a collecté un fond précieux de lettres - Alice conservait les copies de ses propres courriers. Il y a aussi son journal, dans lequel elle consignait toutes ses activités, les personnes reçues, jusqu'aux menus des repas. C'est une chose incroyable de penser qu'elle a tout conservé, archivé, au risque de voir cette somme tomber entre les mains de la Gestapo. Que n'aurait-on trouvé chez elle, si son appartement avait été perquisitionné... Parlant de la famille Meyer, à la Libération : " Je leur rends leurs papiers marqués Meyer, calendrier et livre de prière pour la Pâque juive, ornements du culte, et les tefilinn de M. Meyer père." Alice est d'ailleurs plusieurs fois dénoncée. Ces dénonciations resteront sans suite - les gendarmes ne sont-ils pas les parents de ses élèves... Ses élèves qu'elle a sensibilisées à la situation des Juifs et qui l'aident, notamment, à collecter nourritures et vêtements ! "Ces enfants (elles sont neuf, de 16 à 18-19 ans) ont pris contact pour la première fois peut-être avec des situations qu'elles ne soupçonnaient pas, et l'heure que nous consacrons chaque semaine au dépouillement du courrier et à nos projets est certainement pour elles une heure d'émotions généreuses, une heure où elles secouent l'inertie et l'égoïsme de la nature humaine..." (Lettre d'Alice à Mme H. Bloch, le 25 janvier 1942) Elle reçoit également le soutien et l'aide active de sa directrice, Marie Sagnier et d'une de ses collègues, Marthe Cambou.
Les lettres et le journal nous donnent à voir une femme instruite, indépendante, intransigeante, déterminée, le tout accompagné d'un caractère bien trempé... Le 26 août 1944, " incident avec les FFI. Veulent me garder à vue car je refuse catégoriquement de montrer ma carte d'identité. Je suis dans une colère bleue. Attroupement. Finalement, Huberte Charbonnel annonce qu'elle me connaît. Ils me relâchent. Nous nous insultons copieusement avec le chef, un certain Sourbille." (extrait du journal)
Et ce passage, irrésistible: "Ici nous sommes dans 30 cm de neige et il a fait -18°C (même -21°C un jour) à 8 h 30 du matin. Je me suis laissée entraîner par mes élèves sur les pentes autour de Murat, et j'ai fait mes premiers essais en luge et en ski. Comme je suis restée très gaie et très joueuse, je me suis beaucoup amusée; jeudi dernier, j'ai même télescopé un frère de l'école libre, qui déboulait, en skis, d'une autre piste. Il est passé en trombe sur l'arrière de mes skis, et dans une grande envolée de jupes et de pantalons, nous nous sommes aplatis quelques mètres plus loin. Le corps enseignant qui est les quatre fers en l'air ! Vous imaginez d'ici les éclats de rire de la société..." (Lettre d'Alice à Mme H. Bloch, le 25 janvier 1942)
Alice Ferrières est la première femme en France a être élevée au rang de Juste parmi les nations. Le 24 août 1964, elle plante un des premiers arbres de l'allée des Justes, à Jérusalem.
Ce fut une lecture au long cours. Pour deux raisons. La première réside dans la nature du document, des centaines de pages de lettres, avant le journal, exceptionnel. Et puis la charge émotionnelle des témoignages des persécutions, des privations, du déchirement absolu de vouloir protéger ses enfants au prix de la séparation... Alors, depuis le mois d'août, ce livre m'accompagne régulièrement, j'y reviens toujours. Le travail de Patrick Cabanel, qui a rendu cette somme accessible à tous, est inestimable. Son introduction, passionnante, est précédée d'une belle préface de Mona Ozouf.
les toits de Murat (février 2010)
"Pour que le caractère d'un être humain dévoile des qualités vraiment exceptionnelles, il faut avoir la bonne fortune de pouvoir l'observer pendant de longues années. Si cette action est dépouillée de tout égoïsme, si l'idée qui la dirige est d'une générosité sans exemple, s'il est absolument certain qu'elle n'a cherché de récompense nulle part et qu'au surplus elle ait laissé sur le monde des traces visibles, on est alors, sans risques d'erreurs, devant un caractère inoubliable."
Jean Giono, introduction à "L'homme qui plantait des arbres"